Je ne pouvais pas vous laisser comme ça sans nouvelle pendant cette fin d'année, alors comme l'an dernier, je vais lister mes coups de cœur, ceux que j'ai classés comme tels au moment de la rédaction de la recension les concernant, et comme l'an dernier, je prends la même illustration. Cette année, je fais court, j'ai lu beaucoup de livres, certains m'ont beaucoup plu mais je ne les ai pas classés en coup de cœur, j'aurais peut-être pu, mais tant pis, c'est fait. Que personne ne m'en veuille, ce classement est purement subjectif et assez restreint, la crème de la crème de ce que j'ai lu en 2015. Par ordre d'apparition sur le blog :
- Les Amazoniques, de Boris Dokmak (Ring). Une quête lente et belle, une remontée de fleuve poisseuse.
- La bonne, la brute et la truande, de Samuel Sutra (Flamant noir). Parce qu'un bon polar, bien tourné, avec des tronches, c'est quand même vachement bien.
- Corps désirable, de Hubert Haddad (Zulma). Lorsque la science est poussée à l'extrême, quelles sont les questions réelles et physiques à se poser ?
- Les échoués, de Pascal Manoukian (Don Quichotte). Formidable, Magnifique, je n'ai pas assez de mots pour qualifier ce livre à lire et faire lire partout autour de vous.
- Libertalia, de Mikaël Hirsch (Intervalles). Parce que Mikaël Hirsch est quasiment tout le temps dans ma liste de coups de cœur.
-Le vol du Jocond, de Jean-Pierre Bernhardt (Cohen&Cohen). L'aventure dans le monde de l'art. Jouissif.
- J'étais la terreur, de Benjamin Berton (Christophe Lucquin). Un point de vue osé, un parti pris qui peut diviser et qui me plaît beaucoup.
-Lettres contre la guerre, de Tiziano Terzani (Intervalles). Parce qu'on a besoin de gens comme Tiziano Terzani qui pensent d'abord à l'humain et à la paix. Un sage.
Les secrets du Club des Six, Henri Girard, Éd. Rémanence, 2015.....
Lorsque Maryse Labasle vient s'installer dans ce village, c'est pour en devenir l'institutrice. Elle vient avec son fils, François âgé d'une dizaine d'années. Femme seule, elle fait sensation en ce début des années 60. François se lie très vite à Michel, fils d'un ouvrier agricole pauvre et alcoolique et d'une mère effacée. Ils vivent dans une maison sans électricité au sol en terre battue. Un jour, François tombe sur un livre de bibliothèque rose mettant en scène une équipe d'enfants et un chien, Le Club des Cinq. Il décide de créer son club des cinq, mais à six pour cause de gémellité : Michel sera son second, Marsel-Claude -fille ou garçon ?- sera le garçon manqué, et les deux jumelles, ses voisines, joueront ensemble le dernier rôle. Lechien, le chien de Michel sera Dagobert !
Ce délicieux roman se passe au fin fond de la campagne, dans ces années 60 qui verront exploser pas mal de codes, de coutumes, de mœurs, même si l'on est encore loin de tout cela dans ce village. Il commence comme un roman d'enfants qui ont envie de s'occuper ensemble, qui vont fréquenter la même école à la classe unique, qui vont s'unir pour la vie avec l'inévitable échange de serment. Contrairement à ce que pourraient laisser penser le titre et mon résumé, ce n'est pas un roman jeunesse. C'est un hommage appuyé et revendiqué à Enid Blyton, la romancière britannique et à sa série mondialement connue Le Club des Cinq, qui avait en son sein : François (même prénom ici), Mick (joué par Michel), Claude (interprété par Marsel-Claude), Annie (les sœurs Hanni qui s'y mettent à deux, normal pour des jumelles) et Dagobert dont le nom oscillera pour les Six entre Dago et... Lechien. Mais, contrairement à la série anglaise, on fait connaissance avec les parents des enfants qui deviendront des personnages importants, au même titre que leurs rejetons. Tous sont typiques, sympathiques, même lorsqu'ils ont des relations compliquées avec les autres, on sent une vraie souffrance, un mal-être qui les empêche de vivre sereinement. Et si c'était un secret ? Celui que tout le monde tente de cacher, sans y parvenir vraiment. Ou un autre, plus personnel ?
Une mention particulière pour Placide Hanni, le père des jumelles, représentant en spiritueux, qui ne peut s'empêcher de partir dans des envolées lyriques souvent émaillées de mots rares : "Va cuver ailleurs ! Madame Labasle peut prétendre à un autre... sigisbée*.", ou encore, un peu plus loin : "Oh, Dame Labasle ! Il me revient de vous gratifier, répondit Placide. Votre charme mérite plus que ma modeste sympathie. Ne vous turlupinez point, je pars de ce pas afin de le ramener dans sa... hum... thébaïde.**" (p.87) ; mais aussi souvent parasitées par des néologismes, des à-peu-près souvent drôles (comme ce "gratifier" ci-dessus). Je l'imagine bien faisant de grands gestes en même temps qu'il parle, je le visualise parfaitement.
Un roman fort agréable, écrit de très jolie manière, élégante, fine et délicate. Plus profond que le titre et le thème laissent à penser, grâce aux beaux personnages. J'ai beaucoup aimé cette chronique villageoise qui fait la part belle à l'humain, à la rencontre : chacun des protagonistes s'ouvrira à l'autre et se découvrira des talents, un hymne à la découverte de l'autre et à son enrichissement personnel grâce à la différence ici, plus sociale qu'ethnique, lieu et période obligent.
Pour les incultes (comme moi, puisque j'ai usé du dictionnaire -merci Larousse-, je connaissais les mots mais point leurs significations) :
*Sigisbée : chevalier servant d'une dame
**Thébaïde : lieu isolé propre à la méditation
Je lis, avec ce titre, mon troisième livre édité par les éditions de la Rémanence, tous très différents (Au-delà des 125 palmiers, Travers de routes) et je salue le travail de découverte et d'originalité. Je ne peux que vous inciter à vous pencher sur cette jeune et petite maison de Vénissieux.
L'intégrale illustrée, Edgar Allan Poe, Éd. Archipoche, Collection La bibliothèque des classiques, 2015.....
Ouvrage qui regroupe les romans : Aventures d'Arthur Gordon Pym, Le journal de Julius Rodman, les contes et nouvelles : Histoires extraordinaires, Contes inédits, Histoires grotesques et sérieuses, le théâtre : Politien, l'essai : Eurêka et la poésie d'Edgar Allan Poe. 780 pages d'un gros et beau volume, traduit par Charles Baudelaire, Emile Hennequin, William Little Hughes, Félis Rabbe, Stéphane Mallarmé, Gabriel Mourey. Illustré par Harry Clarke, Arthur McDormick et Gustave Doré
Autant vous le dire tout de suite, je vous parle ici d'un livre que je n'ai pas encore fini. Mais je sais qu'il est bien puisque Edgar Allan Poe, c'est bien, c'est même encore mieux que bien. Qui ne connaît pas au moins de lui les Histoires extraordinaires : La lettre volée, Le scarabée d'or, m>Double assassinat dans la rue Morgue ? Je les ai lues, adolescent, en même temps que je m'empiffrais de séries Les six compagnons, ou des romans de Jules Verne, et que je commençais tout juste à lire les romans de Victor Hugo, Les Misérables mon premier Hugo. Mais autant, j'ai arrêté la série française avec six copains, autant j'ai continué à lire et relire Jules Verne, Victor Hugo et Edgar Allan Poe.
On ne présente plus Edgar Allan Poe, écrivain américain du 19° siècle (1809/1849), célèbre pour ses contes et ses Histoires extraordinaires, les plus marquantes pour moi furent Double assassinat dans la rue Morgue et Le scarabée d'or . On dit souvent de lui qu'il est le précurseur du roman policier, de la science fiction ou de l'anticipation. Je ne sais pas si c'est la réalité, mais il est sans doute celui que j'ai lu en premier dans quasiment tous ces genres, et celui qui m'a donné envie de continuer à lire de l'aventure. D'ailleurs les meilleurs ne s'y sont pas trompés puisque Charles Baudelaire le traduisit ainsi que Stéphane Mallarmé pour la poésie.
C'est un livre que je ne vais pas dévorer en entier, je vais piquer dedans, une histoire entre deux autres lectures, je ne vous cacherai pas qu'à peine reçu, je l'ai déjà commencé -et c'est toujours aussi excellent- et qu'il traîne dans un endroit où je peux le reprendre rapidement, à la maison, car ses dimensions m'empêchent de l'emporter en dehors. C'est un ouvrage fait pour rester dans une bibliothèque : belle couverture, tranche supérieure dorée, feuilles fines et écriture dense. Enfin, quand je dis "rester", non, pas exactement, il doit en être sorti pour le montrer, le lire et le faire lire. Vade retro les bouquins qu'on expose sans jamais les ouvrir !
Une belle idée cadeau pour les amateurs de lectures ou l'énigme, le mystère et l'intrigue ont la part belle. En plus, il ne coûte que 32€
L'intranquille. Autoportrait d'un fils, d'un peintre, d'un fou, Gérard Garouste (Avec Judith Perrignon), L'iconoclaste, 2009 (Livre de poche, 2011).....
Gérard Garouste est peintre, né en 1946, d'une mère effacée et d'un père marchand de meubles, antisémite, qui hait l'humanité et qui n'a pas hésité a récupérer les biens des juifs pendant la guerre. Sa méthode d'éducation est basée sur la peur. Même pour son fils devenu jeune homme qui a mis du temps à échapper à son emprise. A peine libéré, à vingt-huit ans, Gérard Garouste fait une crise de délire et est hospitalisé. D'autres crises et d'autres internements suivront. Gérard est bi-polaire. La rencontre avec Élisabeth, juive, la naissance de ses garçons, l'amitié indéfectible de quelques hommes rencontrés en pension, la recherche d'une spiritualité, la peinture à travers laquelle il est enfin reconnu, rien n'empêchera ces crises de délire.
C'est Aifelle qui m'a suggéré cette lecture dans un commentaire sur mon article concernant le livre de l'un des amis poches de Gérard Garouste, l'un des fameux pensionnaires, Jean-Michel Ribes,Mille et un morceaux. Merci beaucoup, car c'est une lecture forte, que j'ai alourdie de notes, de phrases ou paragraphes soulignés. Le tout début par exemple : "Quand Isabelle, la dame qui s'occupait de lui, m'a appelé en pleurs, je suis parti vers Bourg-la-Reine et la maison de meulière, 15 avenue de Bellevue. Il était dans son lit, la tête posée sur les mains, il semblait dormir tranquillement, en accord avec lui-même. Mais il était mort et j'étais soulagé." (p.11) Plus loin, Gérard Garouste parle un peu de ses ascendants et des secrets de famille qui plombent les générations suivantes. Son père, né en 1919 héritier des magasins de meubles Garouste et fils qui profitera de la guerre : "Il n'avait pas pu faire héros. Alors il avait fait salaud. Son éducation de bon catholique l'y préparait. Il appartenait à un monde d'illusions et de certitudes, où les Juifs avaient une sale réputation." (p.25)
Gérard Garouste revient sur son enfance, la peur qu'inspirait son père, sa haine des juifs et sa misanthropie de manière générale. Son sauvetage, il le doit à plusieurs causes : la peinture, l'amour d'Élisabeth qui deviendra sa femme et les livres. Pas n'importe lesquels : La divine comédie de Dante, puis plus tard le Talmud et la Torah. Il apprend l'hébreu, discute avec des rabbins : "Et sans le voir je dérivais doucement vers ce monde juif obscur et malin, dont on m'avait appris à me méfier." (p.75) Beaucoup de pages sur l'antisémitisme de son père et sur son apprentissage de ce que sont les juifs jusqu'à en presque épouser la religion, comme pour contrebalancer la haine du père.
Le livre est aussi une belle réflexion sur la peinture, la création, l'argent qui entoure l'art et sur Picasso qui "a cassé le jouet... Il avait cannibalisé, brisé la peinture, ses modèles, ses paysages, et construit une œuvre unique... Il a rendu classique tout ce qui viendrait après lui. Il est la peinture et son aboutissement. Que faire après lui ? Et Marcel Duchamp qui venait de mourir ? On était en 1968, et nul n'a voulu voir, alors, que la révolution de l'art était terminée, Duchamp en était le point final. Il avait renoncé à la peinture, décrété l'objet comme œuvre et l'artiste celui qui regarde. Il avait joué avec notre mémoire, notre culture, notre rétine et avait poussé si loin le défi, que tout avait été fait et défait." (p.61/62)
Et puis la folie, les crises de délire fortes, la maladie qui effraie son entourage, ses fils particulièrement : "Selon les époques, les mots me concernant ont changé : on m'a dit maniaco-dépressif ou bipolaire... Un siècle plus tôt, on aurait juste dit fou. Je veux bien." (p.88) Les séjours à Sainte-Anne, la camisole chimique, les retours et les rechutes...
Une histoire poignante, sincère et directe, pas de détours, de paraphrases pour expliquer ceci ou cela, le récit est brut, franc, ce qui explique aussi sa relative et bienvenue brièveté (156 pages en poche). Une vie pas commune, pas particulièrement joyeuse, mais pas écrite pour faire pleurer ou pour s'apitoyer, sans doute pour donner quelques explications aux toiles du peintre, car toute sa vie est dans sa peinture ainsi qu'il l'écrit.
Un texte dense et bouleversant des titres et sous-titre jusqu'à la fin, sans doute comme les toiles du peintre que j'avoue ne pas bien connaître, seulement par mes recherches sur Internet.
Comment va la douleur ?, Pascal Garnier, Zulma,2006 (réédition 2015).....
Simon, tueur à gages vieillissant et malade se retrouve un peu par hasard à Vals-les-Bains. Il y rencontre Bernard, un jeune homme qui vient y voir Anaïs sa mère qui végète dans sa boutique qui, malgré diverses destinations n'a jamais marché. Elle est désormais le lieu de vie d'Anaïs qui survit grâce à la présence du rhum Négrita. Simon engage Bernard pour deux jours en tant que chauffeur, un ultime contrat à honorer au Cap d'Agde. Entre eux se nouent des liens improbables et commence le voyage dans le sud de la France, très différent de ce qu'imaginait Simon pour son dernier déplacement.
Quelle belle idée de rééditer les romans de Pascal Garnier, spécialiste du roman noir français, décédé en 2010. J'en ai lu pas mal, pas tous chroniqués ici, car lus avant la création du blog. Néanmoins, vous pouvez relire -avec indulgence, je démarrais- mes billets : Leshaut du bas, Lune captive dans un œil mort, Le grand loin. A chaque fois que je lis un roman de Pascal Garnier ou que j'en relis un, comme Comment va la douleur ? que je relis ici, je me dis : "Ah, c'est celui-ci que je préfère". Donc pour cet article, c'est Comment va la douleur ? que je préfère jusqu'à ce que je relise un roman de l'auteur.
Pascal Garnier aime se faire rencontrer des personnages a priori totalement opposés. Qui aurait pu croire que Simon, vieux tueur à gages fatigué, malade, usé et blasé rencontrerait un jeune homme gai et positif et qu'ils s'entendraient ? Et la rencontre avec Fiona la jeune maman célibataire et son bébé Violette ? Et celle de Rose, la femme qui rêve de rencontrer l'homme de sa vie à l'âge de la retraite ? A partir de personnages banals (bon, je vous l'accorde, le tueur à gages ce n'est pas courant), l'écrivain bâtit une histoire noire réjouissante avec un grain de sable qui dévie les plans des uns et des autres. Anaïs, la mère de Bernard apporte la touche d'humour, de légèreté ; sa description ainsi que celles de ses multiples activités et de ses multiples déconfitures dans son pas-de-porte vaut le détour. Elle a également des réparties savoureuses :
"-J'aime bien être fatiguée, ça me repose...
- Et toi, qu'est-ce que tu vas faire ?
- Comme d'habitude, une bonne sieste avant d'aller me coucher." (p.31/32)
Le ton est caustique, l'écriture oscille entre belles phrases bien travaillées pour les descriptions et dialogues au vocabulaire courant voire familier, un régal. Pascal Garnier parle de la vie, de la mort, de l'amour, de la difficulté à trouver sa place dans la société. Son roman est avant tout humain comme les autres, basé sur les rencontres, les interactions entre des gens pas censés se parler. Certains y trouvent leur compte dès le départ, comme Bernard, pour d'autres c'est un peu plus long, mais chacun malgré tout pourra retirer du positif d'avoir pris du temps pour connaître celui ou celle qui lui est opposé. Comme quoi, j'ai l'air d'insister au fil de mes articles, mais tout est toujours dans la rencontre, dans la connaissance d'autrui aussi différent de nous soit-il et je dirais même plus, le plus différent de nous il est, le plus on s'enrichit.
Je ne sais pas si Zulma va republier l'ensemble des romans de Pascal Garnier, mais ce serait une excellente idée, relire Comment va la douleur ? m'a fait un bien fou. Je relirais bien les tout premiers que j'avais bien aimés, L'A26 entre autres m'avait laissé un très bon souvenir.
PS : il a été tiré de ce roman un téléfilm avec Bernard Le Coq en Simon. Je l'avais vu et trouvé pas mal du tout.
Travers de routes, L'humanitaire cahin-caha, Damien Personnaz, Éd. Rémanence, 2014....
Damien Personnaz est un journaliste et écrivain franco-suisse. Jeune homme, il s'est aventuré sur des terres lointaines et en perpétuel conflit : le Tibet, l'Afrique du Sud de l'apartheid (en 1980) et le Pakistan. Puis, quelques années plus tard, il décide de travailler pour une organisation humanitaire, il sera celui qui va sur les lieux des guerres, des génocides et rendra compte de l'urgence des aides des ONG. Rwanda, Liberia, Érythrée, Angola, Kurdistan turc seront ces destinations dangereuses. Reprenant ses notes, des photos, ses carnets de l'époque -les voyages se déroulent de 1978 à 1996-, Damien Personnaz écrit ce qu'il appelle "la face cachée" des articles rédigés pour son employeur.
Il appelle cela "la face cachée", car pour témoigner de ce qu'il voyait sur le terrain, il lui était interdit de se répandre. Il fallait faire pleurer, parler des enfants qui meurent, des femmes violées, mais point trop et surtout ne pas dire la misère, les vols, les violences qui avaient cours dans les camps de réfugiés, la puanteur, les comportements des victimes : "... elles sont parfois passées maitres dans l'art de geindre ou de manipuler les bons sentiments ou la mauvaise conscience de ceux qui sont censés leur porter secours. La surenchère joue aussi son rôle : on est moins enclin à aider une victime qui se tait qu'une victime qui se lamente haut et fort. Par ailleurs, un opprimé peut passer rapidement dans le camp des bourreaux. Constat qui dérange mais constat quand même. Il faut aider, bien sûr, mais n'être pas dupe." (p.15)
Là, il n'hésite pas, il raconte ce qu'il a vu et ça commence par l'Afrique du Sud et sa première "trahison" pour sauver sa peau et surtout celle du chauffeur noir qui l'a aidé. Puis le Tibet ou plutôt les Tibétains en exil en Inde à McLeod Ganj, et tout de suite les images nous viennent à l'esprit, l'Himalaya, les temples, les lamas, ... Mais la première chose qui frappe Damien Personnaz, c'est la saleté, la vermine dans les lits, les Occidentaux défoncés, ... Ensuite, vivre avec eux c'est apprendre à les connaître et repartir avec une évidence : "les Tibétains sont chaleureux, souriants, hospitaliers et souvent moqueurs." citation tirée d'une encyclopédie trouvée là-haut.
Puis viendront les zones de guerre, là où la misère, la peur, les violences sont terribles. Certaines descriptions sont pires que les images que l'on peut voir à la télévision. Et dans ces territoires saccagés, parmi ces populations décimées, apeurées, pauvres à un point qu'on n'imagine même pas, Damien Personnaz se questionne sur son utilité : "Je vois, capte, digère leur désespoir. On attend de moi de le régurgiter aux conférences de presse, à des journalistes de salon installés au siège de l'ONU, de leur donner des mots comme "urgence absolue", "détresse poignante de ceux qui ont tout perdu", "cauchemar humanitaire", etc. Eux voudront des faits, des chiffres, je dispose de quelques faits, je croule sous le poids des phrases essayant en vain de transcrire l'enfer. Il s'agit d'alerter les médias en décrivant l'urgence. Il s'agit également de rassurer les potentiels donateurs : l'organisation sait ce qu'elle fait et leur argent sera correctement utilisé. L'un n'empêche pas l'autre mais la frontière entre l'exclamation et le ton diplomatique reste ténue. Je mesure le poids de mon impuissance et l'inutilité de ma petite personne." (p.126/127)
Un bouquin à rapprocher de celui de Tiziano Terzani,Lettres contre la guerre. Là où T. Terzani parle de spiritualité et de recherche de la paix, Damien Personnaz montre ce qu'il a vu : l'horreur parfois, la peur souvent, la misère, les gens qui s'entretuent, des mères prêtes à donner leurs enfants pour qu'ils aient une chance de s'en sortir sans devenir des enfants-soldats. Il n'explique pas, il constate, même si parfois il remonte aux sources du conflit pour qu'on puisse mieux comprendre. J'ai lu ce recueil avec le sentiment bizarre de me sentir nanti, bien au chaud sur mon canapé, et dans le même temps impuissant à faire quoi que ce soit pour lutter contre ces fléaux. Tellement impuissant que ces guerres durent encore et toujours, qu'elles se déplacent de quelques kilomètres. C'est la raison des conflits qui change, il y a vingt ou trente ans, il était question de territoires, d'ethnies qui ne pouvaient plus se supporter. Aujourd'hui, on parle plus de religion, mais les combattants sont les mêmes et les victimes également.
Oh putain, la haine... Ça y est moi aussi je l'ai... Mais pas contre tout le monde et n'importe qui. Contre vous qui avez voté FN et vous qui êtes encartés dans ce parti. Contre, vous aussi, qui n'êtes pas allés voter et qui par votre absence remarquée permettent des scores inouïs. Putain, réveillez-vous. Vous voulez quoi ? Haïr toute votre vie votre voisin parce qu'il est noir ou arabe, voire pire arabe et barbu, peut-être même musulman ? C'est tellement plus facile de se sentir victime... Au moins on se sent vivre. Ne vous voilez pas la face le FN n'est pas mieux que les autres partis, malgré ce qu'il veut faire croire : il a aussi ses mis en examen, ses élus qui prennent les indemnités de députés européens et qui ne siègent jamais au Parlement. Et que croyez-vous qu'ils feront une fois élus ? Mais ils vont se gaver et vomir sur vous, sur cette "bande de cons" qui les a mis au pouvoir et une fois de plus vous l'aurez dans l'oignon, mais cette fois-ci vous aurez une compensation, ce seront de bons Français, bien de chez nous, pure race qui vous enfileront, ça vous fera sans doute aussi mal, mais à force on doit s'habituer...
Vulgaire moi ? Peut-être, mais pas plus que vous...
Les cerfs, Veronika Mabardi, Alexandra Duprez, Éd. Esperluette, 2014...,
Blanche, sept ans, ne parle plus. Depuis le décès de sa mère. Son père ne sait plus quoi faire. Il la confie à Annie, une institutrice qui vit près de la forêt. Blanche se sent bien dans cette maison avec Annie. Mais elle ne parle toujours pas. Puis, vient Monamour, l'ami d'Annie, scieur de bois. Blanche se rapproche de lui, surtout lorsqu'il retrouve son prénom, Ian. Ian sent le bois, la forêt, la terre. Blanche aime ces odeurs. Elle aime aller dans la forêt, parler aux animaux, cerfs et renards. Ian aime Annie qui aime Ian. Blanche aime Annie et Ian et son père et son frère. Mais les peurs des uns et des autres freinent leurs élans, leurs engagements.
Veronika Mabardi écrit les textes et Alexandra Duprez les illustre en noir et blanc, avec des traits, des points, des fils... j'avoue avoir eu du mal à les intégrer à ma lecture, à en comprendre le sens dans ce texte-ci. Les éditions Esperluette sont belges. pour les plus ignares d'entre vous, l'esperluette, c'est cela : &. Ah, ah, merci Yv de m'avoir appris un mot, mais merci surtout aux-dites éditions.
Bon, revenons à nos... cerfs. Très beau texte, poétique, elliptique, il faudra que le lecteur fasse le lien entre tous les paragraphes ou devine entre les lignes les non-dits, les sous-entendus, ce qui est une technique d'écriture qui en général me plaît bien, chaque lecteur mettant ses propres images sur ce qu'il lit. L'écriture est simple, on est entre l'histoire qu'on raconte et le conte. Un récit initiatique, comme Le Petit Prince ; je cite ce célèbre livre, car un renard qui réfléchit est très présent aussi dans Les cerfs.
C'est une lecture agréable, je n'en ferai pas un coup de cœur comme Zazy qui m'a prêté l'ouvrage, j'y ai senti des longueurs. Mais j'y ai lu de belles images, des très belles pages sur la nature, sur les rapports entre ces trois personnages. Une histoire qui se situe entre L'odeur du minotauredeMarion Richez etLes trois lumières de Claire Keegan, deux très beaux textes, très différents l'un de l'autre et qui se rejoignent grâce ce pont entre eux qu'est Les cerfs.
Ainsi débute ce roman :
"Blanche ne parle pas, c'est ce qu'ils disent. Ils ont tout essayé. Même quand on dit son nom, elle ne répond pas, comme si ce n'était plus son nom. Il faut la laisser c'est difficile. Ils le disent tous les deux, le père et le frère, l'un après l'autre et parfois en même temps. Pour Blanche, surtout, c'est difficile. Pour elle, qu'on ne s'occupe pas d'eux, ils se débrouilleront. Eux sont sortis du choc, mais elle, Blanche, y est restée. Le docteur a dit pétrifiée par le choc. Une pierre. Eux, ce n'est pas ça qu'ils voient, pas une pierre, non. Elle a cessé de répondre, c'est tout." (p.7)
Quel pétrin !, Céline Barré, Éd. de la Commune (auto-édition), 2015...,
Tresville-sur-Mer, une petite ville tranquille du Cotentin attend la déviation qui permettra à ses habitants de souffler un peu. Mais l'envoyé du Président de France -un despote élu- précise que cette déviation se mérite et que le village devra faire de gros efforts d'attractivité, notamment en rénovant et embellissant sa chambre d'hôte tenue par le noble du coin Théodore de la Morne, son magasin principal géré par Gérard Bourdon et la boulangerie de Jérôme et Jocelyne Lamaseau. C'est Jocelyne qui est chargée de coordonner tous les travaux. Elle a trois mois pour réussir le pari de changer Tresville-sur-Mer de bourg rural sans charme à une localité qui attirera les touristes.
Céline Barré est abonnée à mon blog, si si il y en a... Après quelques compliments de sa part -et non, je ne suis pas insensible- j'ai cédé à sa proposition de lire son roman. Je le fais peu, mais lorsque je le fais, je suis assez rarement déçu -cf. David Guinard et Laurence Labbé. Cette fois ne déroge pas à la règle, j'ai apprécié la lecture de Quel pétrin ! malgré quelques réserves très personnelles. Histoire de finir sur les bonnes notes, je vais débuter par les moins bonnes : quelques longueurs dans les digressions, dans les exagérations censées préparer à la chute humoristique, rien de très gênant, il suffit de les passer un peu plus vite ; deux ou trois fins de chapitre telles que je les déteste qui annoncent les futurs rebondissements : "Elle ne tarderait pas à constater que la venue du jeune Killian allait s'accompagner de multiples agacements. Petits et grands déboires iraient se succédant pour finir dans une apothéose d'incompétence crasse." (p.40)
Passés ces reproches, me voici plongé dans un cloche-merle français bien agréable, léger, enlevé et drôle. Ce qu'il y a de bath dans cette histoire, c'est que certains rebondissements sont prévisibles et même souhaitables et d'autres totalement inattendus et donc particulièrement réjouissants. Céline Barré construit son village autour de personnalités fortes, Jocelyne tout particulièrement, qui prendra la tête de la rébellion. De ces stéréotypes, elle en fait des personnages à la fois attachants et agaçants. Je l'aime bien ce village, mais je ne suis pas sûr d'avoir envie d'y vivre. Tout ce qu'on peut espérer et craindre s'y déroule, sauf le meurtre, on n'est pas dans un polar : l'envie, la jalousie, la peur, l'amour, l'adultère, la fainéantise, le dégoût, ... Et c'est bien normal puisqu'il est constitué de gens tellement différents, entre les prolétaires, le maire qui ne pense qu'à son musée du cochon, Jocelyne et Jérôme qui la quarantaine passée commencent à réaliser qu'il n'y a peut-être pas que la boulangerie dans la vie, les de la Morne pas habitués à travailler et qui vont devoir trouver un moyen de remettre leur maison aux normes, la bimbo-vendeuse en boulangerie qui met le feu aux caleçons des hommes, les Roms qui vont s'installer un moment en s'attirant tous les regards emplis de peur et de détestation, le jeune de banlieue, ...
Une histoire rondement menée et élégamment écrite qui se lit de bout en bout avec grand plaisir et envie de connaître le dénouement. L'auteure joue avec les mots, leurs sens et doubles-sens, j'aurais même souhaité qu'elle en jouât encore un peu plus. Pour finir, un extrait que j'aime particulièrement -justement parce que là, elle est allée au bout de l'exercice-, pour la figure de style utilisée, un zeugma si je ne me trompe :
"Théodore, enseveli sous la honte, n'était pas sorti depuis l'annonce du triste et à peine croyable accord que son épouse avait conclu. Comment faire face à tous ceux qui le penseraient complice, et comment leur expliquer qu'aux Embruns il portait son titre nobiliaire, les paniers du marché, Marie-Cécile aux nues quand elle terminait une broderie, les plats jusqu'à la table du dîner, les valises lorsqu'ils voyageaient. Mais la culotte jamais !" (p.107)