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roman

Les 7 vies de Mlle Belle Kaplan

Publié le par Yv

Les 7 vies de Mlle Belle Kaplan, Gilles Paris, Plon, 2023

Belle Kaplan est une actrice adulée. Ses premiers films ont fait d'elle une star incontestée. Belle a caché son passé, ses multiples identités, et parvient encore à cacher sa vie privée. Rien d'elle ne transpire dans la presse ou ailleurs.

Lorsqu'elle reçoit des lettres anonymes d'un expéditeur qui semble tout savoir de sa vie mouvementée d'avant, Belle, loin de paniquer, se remémore son enfance et ses années de jeune femme, de Montréal jusqu'à Paris. Cependant, un tournage prévu à Hollywood pourrait bien changer la donne.

Nouveau roman de Gilles Paris, qui, s'il peut paraître plus léger, plus aéré dans la tonalité et la construction que ses derniers romans  (de courts chapitres, une écriture fluide qui coule doucement), dresse le portrait d'une femme pas banale.

J'aime en général les livres de Gilles Paris et j'aime celui-ci. Belle est une femme forte et fragile, qui cache cette fragilité sous une épaisse carapace -sous d'épaisses carapaces pourrais-je même écrire. L'on pourrait imaginer une star éloignée des petites gens, qui se flatte de son succès et méprise ceux qui n'ont pas réussi. Belle est plus complexe que cela. Elle s'éloigne pour se protéger, pour protéger sa vie d'avant qu'elle dévoile petit à petit dans ce monologue, entrecoupé de souvenirs,.

Gilles Paris fait preuve de beaucoup de tendresse pour ses personnages en général, nul besoin de rappeler Courgette, ou Marnie dans Le vertige des falaises -l'une de ses héroïnes que je préfère-, ou encore les personnages du Bal des cendres, et pour Belle en particulier. Et Belle se raconte en profondeur. Les blessures de l'enfance, les fêlures, la peur et l'impossibilité d'attachement, du lien. Tout cela est bien vu, et pour avoir assisté à des formations dans le cadre professionnel sur les troubles de l'attachement, sur le lien affectif, je trouve que le roman est très réaliste. Ce que j'aime dans l'écriture de l'auteur, c'est qu'il aborde des thèmes difficiles, les violences contre les enfants, la vie dans les foyers ou les orphelinats, la construction en tant qu'adulte, la quête d'identité... toujours avec beaucoup de justesse et de finesse et sans recherche de sensationnel. Il épargne à ses lecteurs des descriptions sordides. Les choses sont dites élégamment ou suggérées.

J'ai lu quasiment tous les livres de Gilles Paris, l'ai rencontré brièvement à deux ou trois occasions, j'ai pas mal discuté avec lui par mail, et de ces échanges est née la conviction de son humanité, de sa grande sensibilité, de son ouverture et de l'envie de rencontrer autrui dans ses différences et ressemblances. Et tout cela ressort dans ses livres et dans ce dernier roman, dans le personnage de Belle, qui cache sous des dehors froids, une envie de rencontre, de vivre pleinement une vie pourtant mal débutée :

"Je déteste devoir penser à tout, mais c'est la seule solution pour vivre en paix. [...] J'ai appris à me rendre invisible au fil des ans. [...] J'ai connu ce frère d'infortune [Ben] avant que ma vie ne commence. Je ne sais rien de mes parents, ni lui des siens. Une âme secourable nous a déposés à l'orphelinat Sainte -Croix des Enfants de Montréal. Nous sommes nés la même année, nous aurions pu être jumeaux. Nos mères ont préféré se débarrasser de nous pour des raisons inconnues. trop pauvres pour nous élever sans doute. La discipline, en ce lieu religieux, s'est révélée des plus strictes." (p.29/30)

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J'ai mille ans...

Publié le par Yv

J'ai mille ans..., Jean-Marie Quéméner, Récamier, 2023

"Amal est née au milieu de nulle part, dans un village d'orpailleurs et de contrebandiers au nord du Soudan, à deux pas de rien, dans la Maison rose, tout à la fois bordel et prison, habitée par des femmes magnifiques. Dont sa mère, splendide candace, majestueuse et protectrice.

L'exil comme seule issue, mère et fille quittent leur village, et se lancent dans un voyage peuplé de rencontres, d'amis, de dangers et de prédateurs. De rires et de pleurs. La Méditerranée puis l'Europe en ligne de mire. Le désert, ses nomades et ses guerriers, en mirage." (4ème de couverture)

C'est Amal qui raconte cette histoire, ce terrible voyage : "Je viens de naître. J'ai mille ans.[...] Je n'ouvre pas encore les yeux, mais je ferme déjà mon cœur. La poudre aurifère cristallise les sentiments. L'âge d'or est de fer et de pierre. Rien de très nouveau, seulement la très ancienne alchimie humaine : une pincée de misère, une pleine poignée d'hommes et le goutte-à-goutte de la solitude transforment les lingots jaunes en plomb et l'homme en animal. Je sais. J'ai mille ans." (p.9/11)

La première chose qui me frappe dans ce roman c'est la langue dont use JM Quéméner : très belle, poétique, descriptive, qui sait s'attarder sur ce qu'il y a de beau dans les paysages, les personnes pour contrebalancer le sordide, l'inhumain, le violent. Certaines phrases résonnent comme des adages, des aphorismes : "J'ai mille ans et j'ai vu des milliers d'amulettes, il y a celles qui vous protègent et celles qui avivent le souvenir. Les deuxièmes sont bien plus efficaces que les premières. Et bien plus dangereuses pour ceux qui s'en servent, puisqu'elles vous font courir à reculons vers le passé." (p.137)

Et dans toute cette beauté, il y a Amal et sa mère et quelques belles rencontres. Amal avec ses mille ans sait les risques et comprend que des hommes et des femmes les prennent, qui aspirent à une vie meilleure, à la liberté, à fuir les violences, la torture, les humiliations, la guerre et qui espèrent beaucoup de l'Europe et qui ne savent pas vraiment que nous ne les accueillerons pas décemment. JM Quéméner décrit le parcours de tous ceux qui quittent leur pays pour continuer à vivre, pour se mettre à l'abri. L'exil est une décision difficile à prendre et personne ne le choisit à la légère.

C'est un roman puissant et fort, qui par tant de beauté et d'humanité fait monter les larmes et la honte d'être dans un pays qui malgré son histoire, ne sait ni ne veut accueillir ceux qui fuient l'horreur. Amal et sa mère sublimées par la superbe écriture de l'auteur, sont tellement belles, fortes et dignes que l'on resterait bien plus longtemps avec elles. J'ai été totalement emporté, subjugué par ce roman, qui tord le cou aux théories fumeuses des imbéciles qui osent prétendre que ceux qui quittent leur pays le font par confort. Nul n'est capable de supporter tout ce que décrit JM Quéméner par envie de confort, c'est déjà insupportable pour la survie. Les réfugiés qui bravent autant de dangers devraient avoir toute notre admiration, notre empathie et notre aide plutôt que le mépris et l'indifférence.

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La mort porte conseil

Publié le par Yv

La mort porte conseil, Hervé Paolini, Serge Safran, 2023

Félix Bernardini est un entrepreneur respecté qui dirige l'usine familiale, celle de son épouse. Lorsque celle-ci meurt d'un cancer, Félix se remarie avec Fabienne, l'infirmière de trente ans de moins que lui. Elle emménage dans la maison de Félix avec Stéphane son fils, un adolescent qui file tout droit vers la voyouterie, il en a déjà les fréquentations et les attitudes, d'autant plus que sa mère lui passe tout.

Ce n'est donc pas une ambiance saine et sereine qui règne au domicile, et rien ne va s'arranger.

Premier roman d'Hervé Paolini qui parvient sans violence dans son texte à décrire des situations dures, tendues. Finalement assez lent, ce livre installe une tension qu'il fait monter crescendo : "Quelle mouche avait pu piquer Stéphane ? Je ne me souvenais pas lui avoir sorti quoi que ce soit de blessant, d'avoir eu la moindre attitude déplacée. Pourquoi s'était-il mis à me détester d'emblée ? Et surtout, comment rectifier le tir maintenant ? Plus que de l'insolence gratuite, il m'arrivait de percevoir ses enfantillages comme l'expression d'une volonté délibérée de me détruire. [...] Il niait mon humanité et faisait rejaillir des incertitudes en moi que j'espérais enfouies depuis des lustres." (p.13)

J'ai beaucoup aimé ce roman qui nous fait entrer profondément dans l'esprit de Félix, dans ses interrogations, ses doutes, ses réflexions sur la vie, sur sa vie pourtant bien commencée et qui tourne mal avec ce beau-fils qui lui en veut et une femme qui défend son fils aveuglément. A quoi tient de réussir sa vie ? Hervé Paolini avance doucement mais sûrement dans la personnalité de son héros, il donne parfois une information et explique dans les lignes qui suivent comment Félix s'est retrouvé dans telle situation et quelles furent ses réactions. C'est bien fait, on a très envie de connaître la fin de l'histoire et c'est également très joliment écrit. Un langage certes oral, mais un oral châtié, d'un homme habitué aux discours et aux réunions importantes dans lesquelles ils faut trouver le mot juste. Inattendu et original. Une histoire percutante et sordide dans laquelle on rencontre des gens infréquentables et d'autres qui, devant des situations inédites et difficiles à vivre et après la sidération se décident à agir.

Un roman fort de la rentrée littéraire qui ne laissera aucun de ses lecteurs indifférents. On pourra aimer ou détester Félix, se laisser émouvoir ou être agacé par son comportement, mais aucunement indifférent.

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Portrait huaco

Publié le par Yv

Portrait huaco, Gabriela Wiener, Métailié, 2023 (traduit par Laura Alcoba)

Dans la famille de Gabriela Wiener, au Pérou, on sait que l'arrière-arrière grand-père est un huaquero, un pilleur de site archéologique de renommée mondiale, venu à Lima et à Trujillo. Il y a fait des découvertes et a semé une graine chez la jeune Maria Rodriguez qui mit au monde Carlos, l'arrière-grand-père qui ne connaîtra jamais son père.

Alors, se retrouver à Paris, au musée du quai Branly à visiter la collection Charles Wiener, le fameux huaquero fait un choc à Gabriela. Choc amplifié par le décès de son père. Elle va alors tenter de remonter son arbre généalogique en retournant au Pérou, elle qui vit désormais en Espagne.

Roman j'imagine très fortement inspiré de la vie de l'autrice, sans doute la forme roman est-elle là pour une certaine liberté de création et d'interprétation. Deux parties, d'abord celle au Pérou où Gabriela tente de comprendre comment Charles Wiener a pu y laisser un enfant illégitime et comment son père a pu, pendant des années mener une double vie ; puis la seconde : retour en Espagne auprès de sa fille, de son mari et de sa femme, car Gabriela vit un polyamour, et pas mal de questions autour de l'exil, de l'immigration, de l'amour, la fidélité...

Ce court roman est très dense, en à peine 160 pages, il évoque tout ces points, brosse un résumé de la vie de Charles Wiener, né juif autrichien en 1851, naturalisé français en 1878 après son exploration au Pérou pour le compte du gouvernement français, converti au catholicisme, puis diplomate en Amérique du sud. Ses collections sont aujourd'hui au musée du quai Branly. "L'Européen a laissé derrière lui un enfant péruvien qui à son tour a eu dix enfants, parmi lesquels mon grand-père, qui a eu mon père, qui m'a eue, moi, qui suis la plus amérindienne des Wiener." (p.35)

Il parle aussi du père de Gabriela, de sa double vie, de son autre femme et son autre fille. Puis l'autrice parle d'elle, de son foyer, du racisme dont elle souffre en Espagne, sa peau marron et son type péruvien ne passent pas auprès de tous les Espagnols. C'est usant et déprimant de se sentir rejetée uniquement sur ce genre de critères, il faut une grande force pour surmonter et même faire preuve d'humour : "Il [un ami péruvien] m'a dit, Gabriela, tu t'es rendu compte qu'on leur fait peur ? Et moi, qui n'avais pas fait attention, qui ne connaissais que le regard de mépris de la blanchité de mon pays, j'ai regardé pour la première fois les visages des hommes et des femmes espagnols qui étaient autour de moi, et j'ai dû reconnaître qu'il avait raison. J'ai vu qu'ils serraient discrètement leurs sacs. Que le bruit que nous faisions les dérangeait un peu. Et cette simple découverte m'a remplie d'un petit pouvoir inattendu." (p.127)

Il y a de très belles pages sur l'amour -fût-il poly-, sur le deuil, la famille. Des questions ou réflexions importantes et sur ces sujets et sur le racisme, le sexe, le désir, l'héritage colonial. Bien que cette histoire se passe dans un autre pays colonisateur, il a de fortes similitudes avec la France, son passé, ses colonies, le racisme qui ose désormais se montrer, qui a pignon sur chaîne de télé et journaux, l'homophobie, la peur de l’autre, de la différence... Gabriela Wiener écrit un roman qui remue, qui pose des questions surtout celle sur notre humanité, notre humanisme et notre envie de vivre ensemble et de découvrir autrui.

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CAT 215

Publié le par Yv

CAT 215, Antonin Varenne, La manufacture de livres, 2016 (J'ai lu, 2018)

Marc répare tout et n'importe quoi. Il a longtemps vécu en Guyane. Il peine à trouver du travail depuis son retour en métropole et s'ennuie malgré la présence de sa femme et de ses deux enfants. Le couple galère, est toujours à court d'argent. Aussi, Lorsque Jules, son ancien patron par la faute duquel ils ont été obligés de quitter la Guyane, l'appelle et lui propose pas mal d'argent pour venir réparer une pelle Caterpillar 215, moteur cassé, coincée dans la jungle, Marc accepte.

Très court roman, presqu'une nouvelle, 120 pages en caractères assez gros et aérés. Mais rien ne manque, Antonin Varenne va au plus court. Il décrit la jungle, les deux hommes avec lesquels Marc va bosser : un ancien légionnaire qui se promène sur un fil prêt à tomber dans la folie et un mystérieux Brésilien, taiseux et pas forcément moins menaçant.

Le roman rend bien l'atmosphère lourde et pesante, poisseuse. Humidité qui colle aux corps. Climat et environnement qui rendent fous, alcool et drogue en sus pour perdre encore davantage l'esprit ou pour, au contraire, oublier tout cela et se concentrer sur le travail. La tension est palpable, on peut presque la toucher. Chaque homme se jauge, ne se déplace jamais sans une arme. Les face-à-face sont tendus. Le légionnaire peut exploser à n'importe quel moment. Pour qui a vu Apocalypse Now, on est un peu dans le même registre : tension, chaleur, humidité, violence latente qui peut éclore à chaque moment, animaux et hommes dangereux, nature hostile... Bref, tout pour faire un très bon roman qui débute ainsi :

"J'étais dans le garage quand le téléphone a sonné, j'ai essuyé mes mains sur un chiffon et attrapé l'appareil au milieu des outils. Quand j'ai raccroché, j'ai regardé ma voiture capot ouvert, j'ai fait le calcul des réparations, de ce que ça coûtait d'être fauché, de n'avoir que du matériel qui tombait en rade. Il fallait trois ronds, toujours, on en était là. Trois ronds." (p.7)

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Sortilège de la nuit des temps

Publié le par Yv

Sortilège de la nuit des temps, Gérard Chevalier, Palémon, 2023

Paul, veuf depuis trois ans, et nouvellement au chômage, pour cause de fermeture de la maternité dans laquelle il travaillait depuis de nombreuses années, s'ennuie. Il visite souvent son fils et sa belle-fille, maraîchers.

Une nuit, à minuit pile, il s'éveille, et voit un homme accroupi au bout de son lit. L'homme sent très mauvais, ne comprend pas ce que Paul lui dit et son physique s'approche davantage du préhistorique que de l'homme dit moderne. Au réveil, Paul penche pour un rêve éveillé, mais la nuit suivante, à la même heure, l'homme revient...

Gérard Chevalier délaisse pour un temps le roman policier pour un roman fantastique, dans lequel ses talents de raconteur d'histoire et son humour persistent. Et voici son héros, cinquantenaire banal, plongé au cœur de la Préhistoire, aux côtés de Néandertaliens. Toutes les lectures et tous les films sur ce thème sont remontés de La guerre du feu, à Retour vers le futur en passant par Les visiteurs et les livres de Barjavel et autres... Gérard Chevalier écrit des livres positifs, des livres qui ne stressent pas ni n'angoissent les lecteurs. Il y a du suspense mais pas de tension, beaucoup d'humour et d'humanité, car il aime profondément les personnages qu'il crée.

Solidement documenté, son roman fait revivre un groupe de Néandertaliens, assez loin de l'image qu'on peut en avoir de brutalité, violence. Certes, ce ne sont pas des tendres, mais comment pourraient-ils l'être lorsqu'il faut côtoyer des animaux énormes et voraces et lorsqu'il faut chasser pour nourrir le clan ? Même si c'est avant tout un roman de divertissement, il est difficile de ne pas faire le parallèle entre la violence préhistorique et celle qui a cours de nos jours, entre la vie de clan et celle totalement individuelle que nous vivons actuellement... et l'entraide, la communauté... Loin de moi l'envie d'aller chasser avec des armes aux pierres polies -et l'envie de chasser tout court-, mais Paul semble s'y trouver pas mal.

Une lecture agréable et décalée, drôle et humaine, bien écrite et légère qui débute ainsi :

"La sensation d'une présence dans sa chambre mobilisa ses sens instantanément. Une odeur puissante, indéfinissable, et le bruit d'une respiration aussi saccadée que la sienne provenait d'un angle de la pièce, à côté de la coiffeuse. Il chercha précipitamment l'interrupteur de la lampe de chevet et, par énervement, mit du temps à faire jaillir la lumière. Un cri guttural surgit d'une forme curieuse située dans la zone d'ombre délimitée par l'abat-jour." (p.13)

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Dix-neuf zéro sept

Publié le par Yv

Dix-neuf zéro sept, Sylvie Aubriot, L'orpailleur, 2023

Le dix-neuf juillet d'une année d'avant l'euro, d'avant les téléphones portables, une jeune femme part trois jours avec son amant, Armand, en laissant ses enfants chez ses parents et son mari à ses occupations. Elle part sillonner avec Armand les routes de Petite-Ville à vélo, lorsque, entrée dans l'agglomération, elle se fait renverser puis écraser par un véhicule conduit par la Boulangère. Durement touchée, elle est emmenée à l'hôpital pour les premiers soins. Puis dans une clinique de Moyenne-Ville dans laquelle, alitée, immobile et seule, elle se repasse en boucle son accident, les causes, les probables conséquences sur sa vie, son couple...

Pour être parfaitement raccord, j'aurais pu, j'aurais dû publier cette chronique le dix-neuf juillet, nous n'en sommes pas loin, oui mais, le dix-neuf, le blog sera fermé pour causes de vacances et ne rouvrira que début août. Alors, comme pour un anniversaire, je préfère quelques jours d'avance à deux ou trois semaines de retard. En outre, ce récit m'a tellement plu que si je parviens à transmettre toutes les bonnes raisons d'aller acheter ce livre, nul doute que vous vous précipiterez en masse dans vos librairies préférées pour le lire cet été, ou sur le site de l'éditeur, en cliquant ici : L'orpailleur. Petite maison qui est à découvrir tant ses choix de textes sont fins et remarquables, vous ne serez pas déçus et au pire, vous faites une jolie découverte.

Pour en revenir au livre, c'est un roman qui raconte à la fois rien, puisqu'il parle de l'immobilité, de ces semaines qui suivent un accident et tout, parce que cette femme blessée va avoir le temps de s'interroger, d'aller au plus profond d'elle-même. "Je ne veux pas non plus séduire ou envoûter qui que ce soit, moi, avec mon petit récit, je veux juste me débarrasser de mon amertume, de ma rancune, de ma colère, les jeter sur le papier et de ce papier, torcher ma mémoire souillée et l'assainir, la nettoyer, la rendre aussi propre qu'une serviette lessivée sentant bon le jasmin." (p.55) Elle passe parfois d'une réflexion intense sur son avenir, son couple, sa féminité, ses relations aux autres, à des considérations nettement plus prosaïques, comme le premier lever pour aller aux toilettes ou l'humiliation du bassin lorsqu'on ne peut pas se lever.

C'est formidablement bien écrit, j'ai beaucoup aimé les longues phrases, qui digressent parfois : "Depuis que j'ai subi le contact avec la voiture de la Boulangère, je n'ai plus le choix de rien, comme si elle m'avait jeté, sans préavis ni procès, dans un ergastule, c'est un mot que j'ai découvert en sixième quand j'ai commencé à faire du latin, c'est là que j'ai appris qu'il s'agissait d'un petit cachot souterrain antique, voilà à quoi me sert le latin finalement et voilà dans quoi je me suis fait mettre, comme si par Armand -oui, je sais je recommence, alors que je ne voulais plus parler de lui- ça n'avait pas suffi la première nuit de l'escapade où j'avais bien dû admettre qu'il ne s'y prenait pas tout à fait comme je l'aurais voulu, et j'espérais un progrès pour la nuit suivante, mais cette nuit-là, la suivante, j'étais sur un lit d'hôpital où je me suis fait incendier par l'infirmière et son produit machiavélique, voilà où j'en suis, à ne plus pouvoir décider de rien, à être contrainte, obligée, à me plier, me soumettre." (p.111) Je l'ai cité dans son entièreté, même si cela va allonger ma recension, et j'aurais pu en citer d'autres, tant j'en ai notées. Peut-être un peu long sur la fin, ce roman ou récit se déguste, se savoure doucement pour ne rien rater, pour profiter de tous les mots, de toutes les phrases, des tournures, des tourments de cette jeune femme, de ses interrogations, ses doutes, ses peurs, ses angoisses...

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La colère selon M

Publié le par Yv

La colère selon M, Guillaume Lafond, Intervalles, 2023

"Un ancien légionnaire est hanté par le souvenir de son camarade M, tombé au combat. Reclus dans une grange du Cantal, il exprime désormais sa colère à travers une peinture apocalyptique. Son ami disparu, grand humaniste victime de la folie des hommes, est devenu sa muse.

Nous sommes au seuil des années 2020 et, tandis que le marché de l'art bat des records, l'explosion des data centers, l'émergence des fonds indiciels et l'hypertrophie des réseaux sociaux bousculent les grands équilibres financiers." (4ème de couverture)

Le premier roman de Guillaume Lafond, La correction, était décalé, étrange et m'avait fait forte impression. Je ressors tous ces qualificatifs pour son deuxième roman, qui en outre oscille entre un roman et un thriller. Un roman sur base de thriller ou un thriller littéraire ? De nouveau, l'auteur interroge notre monde qui ne semble pas se diriger vers le meilleur. La course éperdue au progrès, aux innovations, à toujours plus de possessions matérielles, financières nous mène dans le mur à grande vitesse.

Il commence par l'enfance du légionnaire-peintre, violente : "Abruti par plusieurs générations paysannes autochtones, mon père était un taiseux, solitaire et asocial ; sa dépendance à l'alcool avait grandi avec le rétrécissement de son être et le rendait colérique et brutal. Il m'avait frappé pour la première fois lorsque j'avais neuf ans, après une soirée arrosée au bar du village. Dès qu'il était aviné, je devenais le responsable de son mal-être et de sa rancœur. Ma mère n'était pas victime de sa violence et ne s'était jamais interposée ; elle était inculte, lâche et bigote, préférant nier sa responsabilité dans un confessionnal." (p.14/15) Puis ce seront les années de légion, et son amitié avec Mémé qui lui fait découvrir la littérature, la culture et l'ouvre à la curiosité et à la découverte. L'après légion, c'est la peinture, et de là, partiront une foultitude d'événements que je ne peux ni ne veux décrire ici. Guillaume Lafond nous emmène loin, dans les méandres du monde de l'art et dans celui des data centers et des fonds de placements. Dans le monde des spéculateurs sans scrupules qui ne pensent qu'à gagner davantage sans se préoccuper des conséquences sur la population. Très bien expliqué, on ne décroche pas, je dirais même qu'on ne veut pas décrocher, parce que le suspense est haletant. Puis il y a le légionnaire, cet homme brisé qui trouve un but. Formidablement creusé, énigmatique, souhaitant parfois l'anonymat, d'autres fois la gloire, il est ambivalent mais sait comment mener son projet jusqu'au bout.

Ce très beau et très bon roman, à l'écriture qui emporte, de laquelle il est difficile de sortir, dit les choses les plus horribles avec une grande beauté, directe, crue. Il dit comment nous ne sommes plus maîtres de nos destins, comment nous subissons les lois des plus riches, des plus puissants. Comment l'envie de tout révolutionner est là, tout près, on pourrait la toucher du doigt, il ne manque pas grand chose pour qu'elle prenne forme et que le grand chamboulement advienne. La liberté face à tous les dogmes, à toutes les doctrines, qu'elles soient économiques, politiques ou religieuses... Ni dieu ni maître...

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Echec, et Mat

Publié le par Yv

Échec, et Mat, Galien Sarde, Fables fertiles, 2022

Théo vit dans la Cité, une ville dans un futur sec, aride, dans lequel l'eau est mesurée : trois litres par jour par habitant. Théo vit comme les autres, résigné, blasé, abruti d'inactivité et d'aucune envie. Mat entre dans sa vie en frappant à sa porte parce que le feu est dans l'immeuble. Puis avec Mat, il rejoint la vie sous terre, clandestine, celle des bars, des rencontres. Bref, une vie normale pour nous, mais sans voir la lumière. Puis Mat veut s'échapper et rejoindre le désert et l'océan. Il échafaude un plan, et Théo le suit. Le plus dur sera de semer la Milice.

Dans son contexte, le roman de Galien Sarde parle de notre futur si rien n'est fait pour limiter notre impact sur la planète, il est l'un de ces romans SF que l'on n'a pas envie de voir se réaliser, mais qui le pourraient tout à fait : "Des hommes y ont vécu, dans ces villes, là comme ailleurs, avec cour ou jardin privé, il existait alors plusieurs firmes, plusieurs marques et plusieurs filières, le monde était encore grand ouvert, qu'irriguaient des réseaux, avant qu'on ne le rétracte, par faiblesse et affiliation -c'était l'époque des fleuves et des mers, des vagues et des icebergs, dont l'épuisement fut précipité par des choix coupables et une sécheresse historique : plus d'un an sans précipitations sur la majeure partie du monde, l'eau venant soudain à manquer, refusant de tomber du ciel dans un déluge inversé, engendrant le pire." (p.14/15) Et dans ce contexte angoissant parce que réalisable, il met deux jeunes gens sur la route pour une vie meilleure. Théo, qui subit plus qu'il ne vit sa fuite : il suit Mat, s'abrutit de haschich. Il n'est pas habitué à une sorte de liberté fût-elle avec le risque de se faire reprendre par la Milice. Et Mat qui a tout organisé, qui mène le duo et conduit la voiture, qui tient à cette évasion et veut absolument voir l'océan.

Superbement écrit avec de longues phrases, très ponctuées, des mots rares ou inattendus : "Avec des clients, je jouais aux dés et fumais pour lasser le temps, déliant au mieux leurs humeurs, déjeunais sur le pouce, buvais des cafés, dormais debout, en corybante." (p.88), dans cette phrase, je ne m'attendais pas à "lasser le temps" ni à "corybante" (prêtre phrygien de Cybèle, pratiquant des danses extatiques selon le Larousse). Galien Sarde use d'autres vocables dont je ne sais s'ils existent réellement ou s'il néologise : "Mes doigts sont engourdis, mon esprit se disperse -ma tempe fulgure de nouveau." (p.42/43), "Quoi qu'il en soit, la vue de ce site en plein désert est pour nous franchement sidérante, effrène notre imagination sans borne..." (p.42) ou des images (ou figures de style qui ont sûrement un nom précis) : "Je n'intervenais pas, j'écoutais, transporté. Mon verre avait un goût de foudre, tout un monde de possibles affluait, qui me traversait." (p.53).

Tout cela fait de ce roman un texte fin, littéraire, d'une écriture soignée qui sonne délicatement à l'oreille. Une formidable histoire, un road-trip -en bon français- ou une odyssée onirique, avec des héros en pleines interrogations qui fuient une vie morne et étroitement surveillée pour une vie autrement plus libre mais avec de gros risques. Ce premier roman de Galien Sarde est une réussite, comme l'est son deuxième récemment lu et chroniqué : Trafic.

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