Muette

Muette, Eric Pessan, Albin Michel, 2013.....
Muette fugue. Muette part se cacher dans une grange à une heure à pieds de chez elle. Elle fuit un père et une mère qui l'éduquent à coups de réflexions désagréables, de remontrances. Muette savoure alors des moments en pleine nature, loin de tout.
Ce superbe roman est construit autour de Muette, seule. Les autres intervenants se dévoilent dans les pensées de la jeune fille : son père et sa mère, autoritaires, fuyants, colériques, totalement dénués de tendresse envers elle -l'amour, n'en parlons même pas-, qui l'assaillent de réflexions du matin jusqu'au soir :"jusqu'au bout elle nous fera chier", "Putain de gamine, tiens.", "Arrête de mentir", "ne raconte pas n'importe quoi", ... Ces réflexions entrecoupent le cours des pensées de Muette, coupant parfois la phrase en son mitan, qui reprend ensuite comme si elle n'avait pas été interrompue. Muette fuit des parents pas aimants trop encombrés de leurs propres soucis, de leurs propres vies et trop englués dans leurs vies actuelles pour s'occuper de leur fille :
"Muette espère que ses parents auront mal en découvrant sa fuite, elle sourit presque,
tu auras ma mort sur ta conscience
elle aimerait leur porter un coup et que ce coup soit le plus douloureux possible. [...] Elle voudrait qu'ils souffrent, qu'ils se déchirent. Muette aimerait être le vinaigre sur la plaie." (p.50)
C'est un roman très lent, qui s'attarde avec bonheur sur la nature, la faune et la flore et sur Muette et ses pensées. Elle veut prendre son temps, celui d'admirer le monde qui l'entoure de le vivre intensément sans adulte qui la brime ou l'empêche de profiter. Elle ne veut plus assister au spectacle du monde à travers les journaux télévisés, car Muette vit dans son corps et son esprit les malheurs des autres, elle ne peut passer d'informations dures telles les guerres, les émigrés -futurs immigrés "Ces hommes [qui] marchent vers l'endroit exact que Muette souhaite fuir. Ils risquent leur vie pour trouver ce dont Muette souhaite se délester" (p.69)- aux sorties cinéma du jour. Les thèmes du langage, de la solitude qu'Eric Pessan évoque longuement, ne serait-ce que dans le titre du livre, nom de la jeune fille, font déjà une grande partie de l'un de ses romans précédents, l'excellent L'effacement du monde et il ajoute un petit clin d'œil à la fin à son roman précédent "Incident de personne, indiquera la SNCF, et les gens râleront à cause du retard, [...]"
C'est un roman bourré d'émotions, de passages plus beaux les uns que les autres. Profonds, le roman ainsi que le personnage de Muette. Eric Pessan écrit très bien, colle au plus près des sentiments, des émotions de Muette et parvient à nous les faire ressentir. Une écriture fine, délicate, poétique, exigeante et accessible. Un livre qu'on lit lentement, j'ai même ralenti mon rythme habituel de lecture pour profiter de tous les mots, de toutes les phrases et pour passer un moment le plus long possible avec Muette, dans la grange. En tout bien tout honneur, bien entendu elle est une jeune fille que l'on a envie de protéger, de réconforter, de soutenir. Elle est un personnage formidable, une jeune fille qui vit là son passage vers le monde des adultes, mais pas celui de ses parents, son monde à elle en osmose avec la nature, avec elle-même. C'est tout le mal qu'on peut lui souhaiter.
Assurément un des très grands romans de cette rentrée.
Babelio est toujours sur le coup de la rentrée littéraire
Merci Laure et Aliénor.