- Vironsussi, Fabrice Vigne et Olivier Destéphany (Le fond du tiroir)
Voilà, je vous souhaite de bonnes lectures, piochées dans cette liste ou ailleurs. Belle année de lectures en ce qui me concerne avec une mention spéciale aux éditions Intervalles et Christophe Lucquin avec trois coups de coeur chacune.
Vironsussi, Fabrice Vigne, Olivier Destéphany, Romain Sénéchal (illustrations), Le fond du tiroir, 2014.....
Hugues Richard est contrebassiste dans un orchestre de musique baroque. Sa relation avec Martha, violoniste au sein du même orchestre est un peu chaotique. Heureusement, ses amis, Fred et Francis violonistes, Tobias violoncelliste sont toujours présents lorsque le moral est à la baisse. Et là, Hugues ne va pas bien après une séparation d'avec Martha. Lors d'un déplacement de l'orchestre en Finlande, les quatre amis sont reçus dans une auberge. Le propriétaire des lieux leur raconte la légende du Vironsussi, le loup-garou finlandais. Puis, Hugues s'aventure seul dans la forêt pour ramasser des champignons. Il se réveille plusieurs heures plus tard à l'hôpital, ne se souvenant plus de la raison ni de qui l'y a amené. Son comportement se met alors à changer...
Vironsussi est un livre-CD, sept plages enregistrées, six musicales (très belles, de la musique à écouter en lisant ou lors d'une autre activité ou même juste à écouter pour le plaisir, composée par Olivier Destéphany, qui multiplie les talents : compositeur, musicien et écrivain, c'est agaçant ces gens qui savent tout faire...). C'est une énième -mais excellente- variation sur le thème du loup-garou. Excellente parce qu'écrite sous forme de journal d'Hughes Richard. On est donc dans la tête du vironsussi lorsqu'il a ses accès de violence, son sentiment de puissance, d'impunité totale : "Ma puissance nouvelle a dessillé mes yeux. [...] Chacun vise la force, c'est si évident que j'en viens à mépriser aujourd'hui ma bonne conscience simpliste d'hier." (p.92). Mais aussi ses doutes en tant qu'homme, ses questionnements, ses peurs : "Ma raison oscille comme un pendule, de gauche à droite, de la terreur à la folie. Je relis les pages écrites hier, cette logorrhée cynique et démente où je me dis prêt à briser les amarres de mon humanité, à nier tout ce qui fait de moi une créature de raison et d'esprit, et j'en suis effondré." (p.94)
C'est un récit assez dur, mais très joliment mis en mot, je pourrais presque dire en musique, puisque le contexte est musical et la langue itou, même lorsqu'elle ne parle pas directement de musique : "Tous mes sens s'exaltaient et d'abord mon ouïe, qui n'était plus un outil professionnel mais un lien direct avec la vie, un cordon ombilical fiché dans l'oreille ; j'entendais des frôlements, des craquements, des clapotis, des plaintes et des rires, je devinais le mouvement d'un lièvre, d'une chouette, un renard peut-être, j'entendais la mélodie de quelques oiseaux du soir, solistes chacun son tour, qui la voix de dessus, qui le contre-chant, enfin j'entendais la basse continue du vent, souffle léger dans les feuilles et fondement du concert, mon homologue." (p.39/40). On sent que les écrivains sont aussi musiciens -et vice-versa, puisque selon la quatrième de couverture, "Olivier Destéphany est musicien, et un tout petit peu écrivain. Fabrice Vigne est écrivain, et un tout petit peu musicien."
Un mot sur les illustrations de Romain Sénéchal pour finir, elles me rappellent celles que je pouvais voir dans mes lectures adolescentes, à la fois dans les collections de romans policiers ou des romans fantastiques ; elles ont ce côté désuet qui en font tout le charme et collent parfaitement au texte qui s'inspire de légendes anciennes. Excellent travail donc que ce livre, en tous points, que je vous recommande activement, la preuve, je l'ai mis dans mes coups de cœur. A commander sur le site Le Fond du tiroir.
PS : dans mon article teaser pour ce bouquin, je disais que la couverture ne serait pas grise comme celle que j'exposais, eh bien, non, elle est fauve ; l'explication est là. Logique et tellement évident, on se demande même après coup -c'est tellement plus simple- pourquoi une telle hésitation.
L'odeur du minotaure, Marion Richez, Ed. Sabine Wespieser, 2014...,
Histoire de l'ascension fulgurante d'une jeune fille, Marjorie, qui petite se blesse à une barrière de fils barbelés, il lui en restera une légère marque ; brillante élève, elle entrera dans les écoles les plus prestigieuses, sera propulsée "plume" d'un ministre. Un jour sa mère l'appelle et la prévient que son père est mourant. Marjorie n'a pas revu ses parents depuis très longtemps. Néanmoins, elle prend sa puissante voiture, roule vite et un violent choc sur une route départementale la bouleverse, elle pourtant si sûre d'elle-même, si implacable. Elle vient de renverser et tuer un cerf majestueux.
Un court roman en deux parties distinctes. D'abord celle consacrée à l'ascension de Marjorie. Elle réussit brillamment les examens, entre à l'ENA, se permet de quitter un jeune homme de très bonne famille -elle la jeune fille issue d'un milieu modeste- auquel elle était fiancée mais qui la fatigue et qu'elle finit par détester voire mépriser. On la retrouve alors dans le cabinet d'un ministre, froide, déterminée, ambitieuse, travailleuse. Le texte est alors rapide, précis, sec, comme Marjorie. Efficacité avant tout ! Pas de place pour les sentiments, pas de place pour les faiblesses. "J'ai obtenu sans peine l'autorisation de m'absenter quelques jours. On a beau avoir des gros dossiers en cours, on reste humain, n'est-ce pas, du moins, c'est ce qu'on m'a dit d'un air crispé. Je n'ai pas réellement le sentiment que je manquerai. Un autre s'empressera de proposer ses services, jouant des coudes vers mes rangs imprudemment désertés. Cet autre a déjà un nom, un nom de femme, un bon soldat comme moi, qui affichait un sourire triomphal en me voyant quitter le ministère tout à l'heure. Je lui offre une occasion en or de faire ses preuves." (p.33/34)
Ensuite, celle qui vient après l'accident. Marjorie panique, la pression et le stress prennent le dessus. Burn-out ! Épuisement professionnel ! Cette partie est plus poétique, plus onirique, moins prosaïque, surtout sur la fin. Marjorie est perdue, nous aussi parfois dans le texte, mais pas pour longtemps, on se retrouve toujours très vite : de même que l'héroïne on ne passe pas d'une partie à l'autre brutalement, il y a une transition, une sorte de sas. Marjorie est le stéréotype de la femme moderne qui veut réussir, qui veut damer le pion aux hommes. Aucun jugement de ma part dans ce constat, la pression au travail est déjà terrible pour les hommes, elle doit être pire pour les femmes, surtout dans les mondes machistes et cyniques de la politique et du pouvoir. Un rien peut faire péter les plombs, l'épuisement professionnel est au bout. Marjorie n'est pas antipathique dans la première partie, on sent que son ambition, son envie -ou son besoin- de prouver ses qualités par des sacrifices qu'elle-même ne ressent pas lui jouera un tour à un moment ou un autre et qu'elle devra se poser des questions sur elle et sur sa vie, la seconde partie la rend plus humaine, mais elle paie le prix fort.
L'écriture colle parfaitement à l'état d'esprit et à la santé de Marjorie. C'est un roman ou un conte initiatique écrit avec des moyens minimum. Un roman qui va à l'essentiel, qui ne déborde pas sur des considérations oiseuses. Rien n'est à enlever, rien n'est à ajouter. J'aime ces courts romans dans lesquels en peu de mots, en peu de pages l'auteur(e) réussit à m'embarquer, quand j'en trouve un et que ça colle, je suis ravi. Marion Richez signe son premier roman franchement très prometteur, elle sait user d'une écriture variée pour coller aux différents états de son personnage. Un beau roman d’initiation dans lequel l’auteure ajoute adroitement des réflexions sur un thème d’actualité ces dernières années et sans doute encore les prochaines, l’épuisement professionnel.
Livre lu dans le cadre du Club de Lecture de la librairie Lise&Moi, Itzamna autre membre du club a un avis assez proche du mien.
Cette nuit, je l'ai vue, Drago Jancar, Ed. Phébus, 2014 (traduit du slovène par Andrée Lück-Gaye).,
1937, Un officier de la cavalerie serbe, très bien noté est chargé par son commandant de donner des cours d'équitation à Véronika Zarnick, la femme de l'un de ses amis. Leur relation est au départ tendue, puis les deux deviennent amants. Il est muté, elle le suit. Puis le quitte et revient vivre avec son mari. En 1944, Véronika et Leo son mari disparaissent mystérieusement. La parole est donnée à des personnes de leur entourage qui éclairent alors leurs personnalités.
Un roman polyphonique que je ne comprends pas et qui m'ennuie. C'est long, bavard, le fait de passer d'un narrateur à un autre n'allège absolument pas la narration mais la rallonge par diverses répétitions de situations, de faits ou d'observations. L'auteur y revient sans cesse comme si son lecteur était atteint d'Alzheimer et qu'il fallait lui rappeler à chaque chapitre des bribes de la vie de Véronika et Leo. Ajoutons de longues pages au début sur l'art et la manière de s'occuper d'un cheval, de le monter. Bon, je n'ai rien contre les canassons, pourvu qu'ils ne soient pas dans mes lasagnes, mais je n'ai rien pour non plus, et je ne suis pas cavalier. Pourtant, j'ai essayé de me forcer, je me suis fait violence (pas trop quand même, le masochisme, très peu pour moi), mais je ne réussis point. On n'avance pas, on fait du surplace, et même rendu à la page 100, on n'en sait pas plus qu'au début. J'aurais pu espérer le beau portrait d'une femme libérée pour l'époque, sa perception de la société, l'image qu'elle renvoie aux autres, c'eut été intéressant, mais on saute d'un personnage à un autre et on n'apprend que très peu sur Véronika. Dommage. De même, on aurait pu s'attendre à un contexte historique fort, très présent, on est aux prémices de la seconde guerre mondiale dans une région particulièrement importante en ces années-là, or on en est loin, très loin. Double dommage.
Et puis ce titre ! Quelle horreur ! On dirait un titre de (mauvais) roman de gare ou de mauvais porno -dont le sous-titre serait "Coucou la voilà". Brrr, je fuis... Et pourtant ce roman à reçu le Prix du meilleur Livre étranger (cliquez dessus si vous voulez savoir ce qu'il en est de ce prix assez discret, créé en 1948). Décidément, je ne suis pas fait pour lire les livres récompensés (sauf si bien sûr l'ouvrage est dans mes goûts, alors dans ce cas uniquement, le Prix est justifié ; sans aucune mauvaise foi de ma part, il va sans dire..., ce que je disais récemment ici.)
Un point de vue très différent chez Itzamna, qui recense d'autres liens
Moi René Tardi prisonnier de guerre au Stalag IIB. Mon retour en France, Tardi, Casterman, 2014.....
Dans les années 80, Jacques Tardi interroge son père sur ses années de captivité en Allemagne pendant la guerre. René, le père écrit alors dans des carnets sa détention que Jacques mettra en cases dans le premier tome de la BD, Moi René Tardi Prisonnier de guerre au Stalag IIB. Ce deuxième tome est la suite, lorsque le camp est évacué en janvier 1945. Les détenus se retrouvent sur les routes de Poméranie (région côtière au sud de la Mer Baltique) surveillés par des gardes nazis ; ils souffrent de la faim, de maladies, de maux de pieds (ils enchaînent des marches quotidiennes de plus de 20 km).
J'avais aimé le premier tome, j'ai aimé le deuxième, même si parfois on peut se perdre dans l'évocation des villes et villages traversés. Jacques Tardi s'appuie sur les carnets de son père, se met en scène, petit garçon posant des questions à René, notamment sur les inexactitudes de ses notes, sur les erreurs manifestes ou les oublis. Dessin classique pour Tardi, trois grandes cases par page, peu de gros plans, souvent des plan larges, du noir et blanc -sauf la fin. Une bande dessinée extrêmement pédagogique qui reprend les grands moments de la guerre, l'avancée des Russes et des Américains et des Anglais, qui redit une fois encore -mais qui n'est pas une fois de trop- l'horreur des camps de concentration, la solution finale, tout cette haine et cette folie imaginées par des hommes pour détruire d'autres hommes. Le temps passant, la liste des rescapés s'amenuise, il est bon que des récits, des témoignages gravent dans le marbre ou le papier ce qu'ont enduré les gens vivant à cette époque, les juifs bien sûr mais aussi les tziganes, les homosexuels, les handicapés, les prisonniers de guerre. Travailler sur différents supports, les livres, les films, les bandes dessinées, est une excellente idée qui peut élargir le public touché.
Cette BD est d'un abord aisé, elle est le reflet du discours d'un simple soldat français : elle raconte son quotidien, les marches forcées, le froid : "Ces uniformes, que nous avions sur le dos depuis cinq ans, usés et élimés jusqu'à la corde, sans cesse rapiécés tant bien que mal, nous protégeaient à peine du froid. Je portais sur moi plusieurs couches de hardes, tout ce que j'avais pu trouver au camp pour avoir moins froid. J'avais même coupé des bandes dans la longueur d'une couverture et les avais enroulées autour de mon torse et de mon bide sous ma vareuse, en guise de coupe-vent." (p.9). Froid dont parle Michel Butor également encore adolescents au moment de la guerre : "J'ai l'impression d'avoir toujours eu froid pendant les années de la guerre. Même les étés me semble-t-il étaient froids." (In Improvisations sur Michel Butor).
Tardi sait se faire également pédagogue lorsqu'il parle des Lebensborn : "Des femmes mariées ou des filles-mères certifiées conformes pouvaient y accoucher en grand secret, à condition de refiler le môme à la SS. Les lebensborn étaient aussi des lieux de rencontre où des "Aryennes" pouvaient se faire engrosser par des SS..." (p.23), mais aussi de la fin de la guerre et du partage de l'Europe entre les Alliés.
Vogue la colère, Guillaume Lefebvre, Ravet-Anceau, 2014....,
Armand Verrotier est capitaine de la marine marchande. Au pied levé, il doit remplacer le capitaine du Cornélius, étrangement disparu, chargé de récupérer des conteneurs tombés en mer. La mission ne se déroule pas comme prévu et Armand comprend qu'en rentrant il s'exposera à des soucis puisque le capitaine en second n'a pas apprécié sa "prise de commandement" autoritaire. Rentré chez lui, la compagnie lui demande de retourner sur le Cornélius qui ne répond plus aux appels, le bateau semble avoir été déserté par l'équipage. Puis, Armand est contacté par Charlotte, une jeune femme assez énigmatique qui lui raconte son histoire, en lien avec le Cornélius.
Armand Verrotier est un héros récurrent qui revient là pour sa quatrième enquête, la deuxième que je lis (l'autre était Le naufragé de la baie de Somme, excellent roman policier). Et celui-ci est excellent itou. A lire mon mini-résumé, tout cela pourrait paraître un peu fourre-tout, et encore, je n'ai pas dit un dixième des aventures du marin, ni parlé de sa vie privée, mais l'auteur maîtrise totalement son sujet et on sait où il veut nous emmener, jamais le lecteur n'est perdu en route ou n'a besoin de revenir en arrière pour se rappeler tel ou tel fait. Récit très documenté et extrêmement intéressant lorsqu'il aborde notamment les conditions de vie à bord ou tout ce qui à trait au transport des marchandises, des produits dangereux et au trafic organisé par certains. Ce bouquin part dans tous les sens, mais c'est très positif. Guillaume Lefebvre emmêle les histoires, elles s'enroulent les unes autour des autres. Ses personnages ne sont pas en reste qu'on ne sait pas toujours classer dans les "bons" ou les "méchants", notamment Charlotte.
Je pourrais pinailler un peu et dire que certains passages très techniques sur la marine et les bateaux sont un peu longs, même pour un Breton -mais je n'ai pas le pied marin- mais même pas, il suffit de les survoler (il n'y en a pas tant que cela) pour revenir à des considérations plus "polars". Et puis l'ambiance est résolument tournée vers la mer et les marins, à tel point qu'on pourrait presque sentir les embruns ; et alors le Breton se réveille en moi, la mer si proche qui fait qu'il est difficile de vivre loin d'elle quand bien même on ne navigue pas ; quand bien même on ne vit pas tout juste à côté mais à quelques kilomètres, le vent salé et plein d'embruns se fait sentir...
Très bien écrit dans une écriture limpide et claire, pas érudite, mais de facture classique, ce roman se suit très agréablement et même avec avidité parce que l'auteur sait nous embrumer l'esprit et jouer sur toutes ses histoires en même temps. Sur la fin, lorsqu'il ne reste qu'une cinquantaine de pages et qu'on ne voit pas venir la fin, on se demande comment il va finir son roman, et l'explication finale arrive, tranquille alors qu'on était impatient de la lire... mais pas trop finalement parce qu'on resterait bien un peu plus longtemps avec Armand. On est entre polar et roman d'aventures : très bon point pour moi qui aime trouver dans ce genre autre chose qu'une simple enquête.
La mort du scorpion, Maurice Gouiran, Jigal, 2012 (Jigal poche, 2014)....,
Clovis, grand reporter en retraite vit à l'écart de la trépidante vie marseillaise. Dans une bergerie, La Varune. Emma, jeune flique fait parfois appel à ses réseaux pour des informations, et accessoirement, elle aime -et Clovis itou- "se glisser, chaude dans [son] lit" (dixit l'excellent Michel Jonasz). Depuis six mois, ils ne se sont pas vus, aussi lorsqu'elle débarque à La Varune, Clovis ne sait pas si elle vient pour ses qualités d'enquêteur ou pour des raisons plus câlines. Le film qu'elle lui propose de visionner n'a rien d’émoustillant, puisqu'il montre un homme se faisant torturer, par un individu tout de noir vêtu, rapidement surnommé Fantômas. Le cadavre de l'homme torturé vient d'être retrouvé près de chez Clovis, raison pour laquelle Emma est montée jusque chez lui.
J'ai récemment lu et aimé une enquête de Clovis Narigou (qui dans la chronologie arrive après celle-ci), L'hiver des enfants volés. La mort du scorpion est un polar comme je les aime, une intrigue avec des rebondissements et surtout un -ou des- contexte(s) fort(s). Ici, à défaut d'une partie de jambes en l'air -mais ce n'est que reculer pour mieux sauter, si vous me permettez l'expression fort adéquate-, Clovis se lance dans une enquête qui le mènera sur le marché truqué de l'art, sur l'art du blanchiment d'argent mais surtout en plein cœur des guerres de Yougoslavie dans les années 1990.
Le rythme n'est pas haletant -Clovis est en retraite-, mais il n'y a aucun temps mort, à chaque page, on avance un peu dans si ce n'est dans la résolution de l'énigme, au moins dans les histoires connexes. Maurice Gouiran, ou plutôt Clovis est vieil anar, un type qui a du mal à supporter les injustices, alors le monde de l'art qui joue avec des millions dans les ventes aux enchères, ça le débecte un peu : "... Sept millions cinq cent mille au téléphone... C'est la litanie traditionnelle des nombres qui enivrent. Les montants affichés sur le tableau bleu grimpent avec une rapidité insolente. On enchérit maintenant de deux à trois cent mille dollars à chaque relance. Plusieurs années de salaire d'un employé. Quant au nombre de gosses du Darfour qu'on pourrait sauver avec ce fric, mieux vaut ne pas y penser..." (p.16) D'aucuns pourront dire que c'est une indignation facile, déjà vue ou lue. Certes, mais Clovis m'est sympathique aussi parce que je partage en grande partie ces indignations-là : la mauvaise répartition des richesses et le dégoût de ceux qui se gavent pendant que d'autres crèvent la faim. Quel intérêt de payer un Picasso, un Derain ou un Jeff Koons plusieurs millions d'euros ? Comme si désormais le prix comptait plus que l'œuvre. Clovis a aussi d'autres détestations, celles des politiques qui promettent et ne font pas, notamment à Marseille où certains quartiers sont totalement laissés à la traîne ; il aime sa ville, ses quartiers métissés dans lesquels on voyage, c'est ce qui fait sa richesse culturelle et humaine, opposée à celle de l'argent.
Mais le polar de Maurice Gouiran, c'est aussi une plongée dans le conflit entre les Serbes, les Croates, les Bosniaques dans les années 90 : "Le dernier génocide du XXe siècle perpétré dans les Balkans plus de quinze ans auparavant." (4ème de couverture). Il ne s'agit pas d'un livre d'histoire, il ne prétend pas expliquer pourquoi la Yougoslavie a explosé, mais il permet de ne pas oublier ce terrible conflit, à nos portes et de comprendre un peu mieux les conséquences. J'avoue pour ma part, être passé un peu à-côté des informations de cette époque, j'avais bien conscience de la guerre mais pas de sa proximité ni de son ampleur. Et puis, comme le dit si bien et si terriblement Clovis, une information en chasse une autre. "Le journal quotidien est construit de telle sorte que les nouvelles du jour effacent celles de la veille. Il faut toujours trouver une nouvelle page." dit Michel Butor, dans les années 90, dans Improvisations sur Michel Butor (édition La Différence), et ce qui est vrai pour la presse papier l'est aussi, sans doute plus prégnante pour le journal télévisé de nos jours.
L'écriture de Maurice Gouiran est alerte, vive, elle alterne les propos graves avec un peu de légèreté notamment dans les échanges très rapprochés de Clovis et Emma. Un polar qu'on ne lâche pas passionnant autant par son intrigue (jusqu'à l'ultime vocable) que par ses contextes et les saillies de son personnage principal, un être libre. Un roman noir qui fait la part belle aux personnages qu'ils soient d'un côté ou de l'autre de la barrière de la légalité (très franchissable). Un polar qui met au centre l'humain, ce n’est pas banal et c'est tellement bien.
"Anvers, XVIe siècle. Bruegel, déjà considéré comme un Maître, vit entouré d'une sarabande joyeuse, jeune épouse et enfants en bas âge, apprentis, commis et autres gens de maison, confrères et marchands d'art, commanditaires fortunés ou puissants. L'un d'entre eux, l'archevêque de Gravelle, veut s'assurer de la probité du peintre qui doit réaliser son portrait. Il dépêche donc auprès de lui un de ses agents, Linus Münd. Dans les missives qu'il adresse à son lointain employeur, l'espion cupide dévoile l'intimité de Bruegel, et laisse percer l'admiration qu'il éprouve, à son tour pour l'artiste au sommet de sa gloire. Mais le faux apprenti rapporte bientôt les visites d'un commanditaire obscur, inquiétant, qui perturbe de plus en plus le Maître." (4ème de couverture)
Cette fois-ci n'est pas coutume, je cède ma place et mon blog, le temps d'une chronique à Raphaël, un ami lecteur et peintre, deux qualités qui donnent à penser qu'il y a forcément du bon en lui. Que ce prêt ne mette pas dans la tête de certains l'idée de venir scouatter mon blog, non mais... je ne suis pas prêteur, là c'est juste parce que c'est lui, parce que c'est moi...
La Flandre au 16ème siècle porte en son sein, l’illustre flamand "maître Bruegel". Sous forme de lettres (sans réponse) le messager cupide à l’humour corrosif, Linus Münd doit enquêter comme faux apprenti pour le compte de l’archevêque de Gravelle commanditaire de son propre portrait et soucieux de connaitre la probité du peintre.
Le choix d’un roman épistolaire est osé, surprenant mais pas anodin. Chaque rapport de lettre est numéroté car la chronologie sera déréglée comme l’état d’esprit du serviteur dévoué. Le fil du livre se joue d’une chronologie en apparence historique mais nanti d’une touche fantastique en fin d’ouvrage.
L’écriture parait compliquée par exemple lorsque E. Lebot évoque "...l’église qui brûle sans distinction les pauvres, les pesteux, les sorcières…" (p.32). On obtient ainsi pas moins de douze lignes pour cette phrase. Cette surabondance de détails n’est pas sans rappeler la peinture détaillée, chimérique de Bruegel (comme un contrepoint). Certains passages évocateurs valent le détour. Le roman de cent soixante dix pages pourrait refroidir plus d’un lecteur opiniâtre mais en quête de références artistiques. Que l’on se rassure, si l’on veut accepter le style "épais" mais visuel, on obtient assez rapidement un plaisir de lecture qui s’accentue dans la deuxième partie du livre, une fois décrit l’univers historique. Vous apprécierez les remarques pertinentes (de peintre… je crois) comme "trop de Bosch pas assez de Bruegel" (p. 58) L’auteur donne de l’appétit pour l’art qu’il distille au cours des pages avec ces odeurs de térébenthine, les couleurs pers, le vélin, le bleu d’Alexandrie, cette couleur égyptienne symbole d’immortalité.
Nous traversons la vie de gueux parfois austère grise et humide comme l’indique l’un des chefs d’œuvre du Maître, "le triomphe de la mort", reproduit sur la couverture. Un peuple "halluciné a surgi des contours et de la grisaille."(p.57) En opposition, les fêtes paillardes, les fameuses "bamboches" nous plongent avec force et détails : "…destrognes pivoines, carcasses rongéespar les cristaux de sel et le feu des lampes tempêtes, âmes décomposées par le ressac de la houle".Les sobriquets sont pittoresques ; "Courtes–pattes, Bats les œufs, la Grenouille, Petits-pieds" (p.73)
Un défaut du livre est d’avoir inclus un commanditaire ainsi que d’autres personnages si obscurs qu’on peine parfois à suivre une histoire au sens traditionnel du terme. Mieux réussies sont les évocations des peintres Patinir ou Bosch.
Au dénouement, l’auteurnous introduit dans un tableau illustrant une débauche de mœurs décousues, ou le dessus et l’envers peuvent se superposer. Là ou la beuverie et la débauche s’encouragent par le fantastique. La charnière décisive selon moi entre une évocation romanesque du peintre et la portée fantastique du livre prend corps à partir de la page 153. Un décrochage narratif s’opère au niveau de l’histoire. La peinture flamande dans son exubérance consent à la magie… entre l’ombre et le feu, peut être …?
La dévoration, Nicolas d'Estienne d'Orves, Albin Michel, 2014....,
Nicolas Sevin est trentenaire et écrivain. Comme sa mère avec qui il entretient des rapports difficiles bien qu'il vive encore chez elle, dans sa chambre d'enfant, la seule pièce dans laquelle il est apte à écrire. Nicolas a tendance à écrire toujours le même livre, qui invariablement se classe dans les best-sellers. Son éditrice, Judith, le tanne pour qu'il change de registre, qu'il se renouvelle, mais Nicolas renâcle jusqu'à ce qu'il décide de se plonger dans l'histoire de Morimoto, un Japonais cannibale.
Les Rogis sont une famille de bourreaux depuis 1278. Bourreaux de père en fils. Leur histoire est racontée en parallèle de celle de Nicolas.
J'ai beaucoup lu sur l'auteur, notamment sur son roman précédent, que je n'ai point lu, Les fidélités successives. J'avais envie de le découvrir. Et bien quelle découverte les amis ! La dévoration ne laisse pas indifférent, c'est un texte parfois dur, à la limite du soutenable sur 4 ou 5 pages dans la toute dernière partie (mais faites comme moi, si vous avez du mal, survolez-les avec les yeux mi-clos, comme quand des images d'un film sont dérangeantes ; bon ce n'est pas facile de lire les yeux mi-clos, mais c'est pour l'idée, après chacun s'adapte à sa manière de se protéger des images violentes). Le reste m'a emballé. J'ai d'abord beaucoup aimé cette histoire en parallèle, celle de la famille Rogis, sa solitude, la peur qu'elle inspire. Une lignée de bourreaux, qui me rappelle le premier roman que j'ai lu de Stéphane Pajot, intitulé Selon les premiers éléments de l'enquête, que je vous invite à découvrir ; un polar bien ficelé et original.
Ensuite, les hésitations de Nicolas devant le défi de se renouveler, de remettre en cause son travail m'ont plu et fait sourire. J'ai tellement reconnu des auteurs qui écrivent toujours le même livre, sûrs qu'il atteindra encore une fois des ventes importantes, ou des chanteurs qui font toujours la même chanson pour mieux la vendre, ou pire, ceux qui font comme ce qui fonctionne pour vendre également. Un écrivain ou un artiste qui change de registre, qui ose aura toujours ma sympathie a priori, quand bien même ce qu'il fait ne me plairait pas, alors que je me lasse très rapidement des imitations, des redites. Un coup de griffe salvateur de Nicolas d'Estienne d'Orves au monde de l'édition qui en rajoute même dans quelques saillies dont la suivante : "Dans le monde de l'édition, j'ai croisé de ces esprits frappeurs qui vouent un culte à Brasillach ou à Drieu, non pour leurs qualités littéraires mais pour leur jusqu'au-boutisme, leur attitude face à la mort. Un nihilisme de salon qui m'a toujours agacé. La pose est commode, de la provocation pour dîners en ville. On choque le bourgeois, on asticote les maîtresses de maison, mais rien ne bouleverse l'ordre établi. Tout comme prendre la défense des Chouans, proclamer son amour de Gobineau, ne pas dénigrer Albert Speer, goûter les pamphlets de Céline ou Rebatet. Des ivresses de planqués, de la branlette pour mandarins." (p.104)
Nicolas Sevin n'est pas un type sympathique, c'est un prédateur, un mec que je n'aimerais sans doute pas avoir comme ami -mais peut-être gagne-t-il à être connu ?-, il prend beaucoup, donne peu, il a besoin de cela pour se nourrir et nourrir son œuvre, surtout lorsqu'il décide de se lancer dans une autre direction. Ses proches en pâtissent, seul Antoine, l'ami de toujours est et reste présent quoiqu'il arrive. Sa mère le boude ou le jalouse, elle qui écrit des livres pour la jeunesse voulait être la seule écrivaine de la famille. Son père, Nicolas ne le voit plus depuis une dizaine d'années, malgré les demandes de celui qu'il l'a si peu élevé et qui n'a pas cru en lui pour son premier roman.
Une très belle écriture que je découvre donc avec ce roman fort, original, dérangeant parfois et absolument pas politiquement correct. Un régal quoi ! De belles phrases sur la création littéraire, sur la famille, l'amitié ; d'autres plus dures mais tout aussi belles sur la violence, le sexe, le sang, la mort. Un roman que j'ai depuis un moment à côté de mon lit, là où je mets mes livres à lire, et dont je repoussais la lecture après quelques critiques mitigées. J'avoue que je l'ai pris un peu timidement, mais une fois entamé, je n'ai pas pu le lâcher. Lu en deux jours. Avec la même intensité qu'un bon polar. Et -largement- approuvé !