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coup de coeur

Les Immortelles

Publié le par Yv

Les immortelles, Makenzy Orcel, Zulma, 2012 (Mémoire d'encrier, 2010)

Contre le plaisir de son corps, une prostituée de la Grand-Rue à Port-au-Prince demande à l'un de ses clients, un écrivain, d'écrire l'histoire des prostituées disparues dans un des séismes que le pays a subi. L'une d'elles se prénommait Shakira, fille d'une vendeuse de bibles, passionnée par Jacques Stephen Alexis, le grand écrivain haïtien, éprise de liberté et que la narratrice principale garde sous sa protection. Shakira devient la prostituée la plus convoitée de la Grand-Rue jusqu'au tremblement de terre.

Texte puissant à divers intervenants : l'écrivain, la prostituée qui raconte, Shakira qui ne peut aimer sa mère et justement, sa mère. Makenzy Orcel réussit le tour de force de parler crûment de sexe, d'amour, de mort, de pauvreté, de liberté avec une poésie incroyable. Son roman est à la fois violent et tendre, cruel et beau. En fait, ce bouquin m'a tellement remué que je crains de ne dire que des banalités. J'ai peur que mon billet ne soit pas à la hauteur de ce que j'ai ressenti et des qualités d'écriture de l'auteur.

Makenzy Orcel ne fait pas dans la pute heureuse et épanouie. Celles de la Grand-Rue, quand bien même elles auraient choisi ce travail, subissent toutes la journée les clients, la saleté, les voyous, la misère, le sordide. Des femmes qui livrent leurs corps totalement et qui malgré tout tentent de garder une part de secret :"En fait, mon nom importe peu. Mon nom c'est la seule intimité qui me reste. Les clients eux s'en foutent pas mal. Ils paient. Je les fais jouir. Et ils s'en vont comme si de rien n'était. C'est tout." (p.19)

Le texte est fort : "Les clients. Rien que des fils de pute qui augmentent le prix encore et encore s'il le faut pour te posséder, te prendre davantage dans tous les sens, te demander d'aboyer comme une chienne, d'être une chienne. Pour avoir tout. Et laisser après la charogne aux chiens. Qui pensent qu'avec leur argent ils peuvent même arriver à saisir l'immense infini qu'est le cœur d'une femme." (p.65) L'auteur ne fait pas de périphrases ou de longues digressions. Le style est direct : phrases courtes, mots de vocabulaires simples voire familiers. Il va au plus court. Malgré cela -ou grâce à cela-, ce texte est poétique : "La poésie n'est pas censée comprendre. Seulement sentir. Sentir jusqu'à pleurer ou vomir." (p.25) L'auteur reprend des phrases ou des formules dans divers chapitres, un peu comme le refrain d'une chanson ou d'un poème et ce qui aurait pu être répétition est rappel et insistance sur ces propos, qui permettent également de toujours savoir à qui l'on a à faire en tant que narratrice. La forme aide aussi à croire à ce que j'appelle la poésie du texte. Les paragraphes font une demi-page pour la plupart, aérés. Et comme toujours chez Zulma, le livre-objet est irréprochable.

En plus de tout cela, j'ai pu apprendre qui était Jacques Stephen Alexis (que je n'ai jamais lu) et Grisélidis Réal la dédicataire du livre, une prostituée-écrivain (deux dossiers : ici et ). Ne me reste plus maintenant qu'à lire l'un et l'autre pour parfaire ma culture.

J'espère sincèrement vous avoir donné envie de lire ce petit livre de Makenzy Orcel, j'ai sûrement omis plein de choses que je voulais en dire, mais que vous trouverez vous-mêmes dès que vous aurez lâché le livre que vous lisez actuellement au profit des Immortelles :"La Grand-Rue n'est plus ce qu'elle était. Mais nous, on ne mourra jamais. Nous, les putains de la Grand-Rue. Nous sommes les immortelles." (p.43)

 

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Certaines n'avaient jamais vu la mer

Publié le par Yv

Certaines n'avaient jamais vu la mer, Julie Otsuka, Éd. Phébus, 2012 (traduit par Carine Chichereau)

Début du siècle dernier, des femmes, des jeunes, des moins jeunes, quittent leur Japon natal pour les États-Unis. Elles vont y épouser un homme qu'elles n'ont vu qu'en photo. Un de leurs compatriotes exilés depuis plus ou moins longtemps. Ce sera une rencontre difficile, quasi impossible, surprenante, jamais anodine. Leurs vies vont radicalement changer, même si elles continueront de vivre entre Japonais, dans des quartiers nippons des petites ou grandes villes. Leurs espoirs de bonheur sont bien vite déçus : elles iront travailler dans les champs, dans des boutiques, dans des maisons de bourgeois en tant que bonnes voire dans des bordels. Enfin, travailler, le mot le plus adéquat serait trimer, sans cesse, sans repos.

Ce livre est petit mais très dense. Julie Otsuka a une manière très personnelle de raconter le parcours de ces femmes, arrivées aux États-Unis dans les années d'après la première guerre. Elle s'intéresse à elles jusqu'aux années de la guerre suivante, celle que leur pays d'adoption mène contre leur pays natal.

Plutôt que de nous parler d'une seule héroïne qui serait un peu toutes ces femmes, l'auteure écrit sur toutes en même temps. Dans un même paragraphe, elle dit toutes les possibilités, reprenant ses débuts de phrases telle une litanie :

"Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n'étions pas très grandes. Certaines d'entre nous n'avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n'avaient que quatorze ans et c'étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d'élégants vêtements, mais la plupart d'entre nous venaient de la campagne, et nous portions pour le voyage le même vieux kimono que nous avions toujours porté -hérité de nos sœurs, passé, rapiécé, et bien des fois reteint. Certaines descendaient des montagnes et n'avaient jamais vu la mer, sauf en image, certaines étaient filles de pêcheur et elles avaient toujours vécu sur le rivage." (p.11)

Le procédé est répété durant tout le livre et ce qui pourrait lasser voire agacer produit le phénomène inverse : le rythme est là, évident, même lorsque les phrases sont longues, on a l'impression du contraire, de phrases très courtes, accolées qui pourraient être ces femmes obligées de vivre ensemble, malgré leurs différences sociales ou culturelles. Elles vivent la même douleur de la séparation, de l'angoisse, de la peur de l'inconnu, tant l'homme qu'elles vont épouser que le pays dans lequel elles vivront désormais. L'écriture de Julie Otsuka est comme une musique répétitive de Steve Reich, par exemple, ou plus connu, le Boléro de Maurice Ravel : on se demande pourquoi, ça nous plaît, mais on est fasciné et on en redemande.

Le propos est la clef de voûte de ce roman. Il en est l'ossature, forte et puissante. Le style en est l'ornement poétique, direct, franc. Car Julie Otsuka ne cache rien de la vie des ces femmes : leur peur sur le bateau, leur arrivée au port, leur premier contact avec leurs maris, notamment sexuel, leur vie de labeur dure et sans repos, les enfants qui naissent américains, qui se détournent de leurs parents, le racisme au quotidien au moins aussi présent que le racisme anti-noirs : "Ils savaient quand ils étaient autorisés à aller nager à la piscine de la YMCA -Les lundis sont réservés aux gens de couleur- et quand ils pouvaient aller au cinéma Pantages Theater, en ville (jamais). Ils savaient qu'ils devaient toujours commencer par téléphoner au restaurant. Vous servez les Japonais ?" (p.87/88)

J'ai pris ce roman comme un reportage écrit au milieu de ces femmes : une immersion totale dans leurs vies. L'auteure a su trouver des mots et un style étonnant, particulier et très personnel. Moi qui recherche dans mes lectures, mais aussi dans les musiques que j'écoute ou dans les films que je regarde, à être surpris voire dérouté, je dois avouer que je suis comblé. A plus d'un titre. D'abord cette écriture que j'aime beaucoup, et ensuite, ces histoires que Juie Otsuka raconte et que je ne connaissais pas vraiment : je n'avais qu'une vague idée de ce qu'avait été la vie des Japonais exilés aux États-Unis pendant les années 30 à 50.

Merci beaucoup Bénédicte.

Cathe l'a lu, Canel aussi.

 

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Le dernier Lapon

Publié le par Yv

Le dernier Lapon, Olivier Truc, Métailié, 2012

Kautokeino, extrême nord de l'Europe, Laponie centrale. C'est la nuit polaire depuis 40 jours ce 10 janvier. Le lendemain, le soleil fait sa réapparition pour 40 minutes seulement ; les températures frisent le moins trente degrés voire le moins quarante. Un tambour ancestral de chaman de la communauté samie vient d'être volé au musée. Kelmet Nango, Lapon, membre de la police des rennes et sa nouvelle partenaire, Nina, jeune policière débarquée du sud de la Suède enquêtent. L'affaire se corse lorsque Mattis Labba, éleveur de rennes, Lapon, fils et petit-fils de chaman est retrouvé assassiné dans son gumpi, "un mélange de caravane et de baraque de chantier, en plus petit" (p.22).

Je préfère prévenir en préambule, je risque de m'emballer de me laisser aller à de la dithyrambe. J'ai un vrai coup de coeur pour ce polar nordique -on ne pourrait plus- écrit par un Français connaissant bien la région, puisqu'il vit en Suède.

D'abord l'écriture est très simple : phrases courtes, efficaces allant droit au but. Pas d'effet de style, c'est basique -là, c'est un compliment- sans fausse note, sans faute de goût.

Ensuite, la région est formidablement décrite, entre les montagnes éternellement blanches, les lacs gelés, les tentes lapones, les élevages de rennes, ... ça donnerait presque envie d'y aller. De fait, ça accentue mon envie de visiter ces régions froides : je suis beaucoup plus tenté par la visite du nord de l'Europe que par celles chaudes et ensoleillées du sud. Olivier Truc est donc pour moi un tentateur. Le temps de chausser mes bottes et ma chapka et je suis -presque- prêt à partir.

Puis, les personnages sont bien campés, bien décrits. Olivier Truc dresse toute une galerie : le Lapon fier et combattant pour la reconnaissance de son identité, celui qui ne sait plus s'il est vraiment un Lapon ou un Suédois (Kelmet, le flic), celle qui prend fait et cause pour eux (Nina, l'autre flic) et les racistes en tout genre qui ne sont pas l'apanage de la Suède, on a tous autour de nous des crétins de ce genre. Pas de caricature c'est malheureusement une triste réalité que l'auteur décrit, entre une montée des revendications pour une reconnaissance des minorités et l'envolée des thèses racistes et de défense d'une civilisation qui serait "supérieure" : "Les Samis sont la dernière population aborigène d'Europe. La façon dont on les traite et dont on traite leur culture et leur histoire, en dit long sur notre capacité à appréhender notre histoire." (p.134) Je ne connaissais rien des Samis ou des Lapons. Je ne savais pas à quel point ils avaient été eux aussi persécutés par les pasteurs protestants afin de renoncer à leurs pratiques rituelles et épouser la religion. "Pendant des décennies, les pasteurs suédois, danois ou norvégiens nous ont pourchassés pour confisquer et brûler les tambours des chamans. Ça leur faisait peur. Pensez donc, on pouvait parler avec les morts ou guérir. Ils en ont brûlé des centaines, des tambours." (p.41) Je ne savais pas non plus qu'ils faisaient toujours l'objet d'un racisme quotidien, d'une sorte de complexe d'infériorité. Certains d'entre eux sont encore marqués par cette religion qui les a brimés, les a empêchés de vivre selon leurs principes et préceptes. Certains sont toujours sous la coupe de l'église ou de la secte laestédienne, puisque leurs parents ou grands-parents ont été convertis par le pasteur Lars Levi Laestaddius lui-même ou par ses disciples (voir ici et deux liens vers des articles concernant cette religion et les hommes censés la faire appliquer, dont un article signé Olivier Truc).

Enfin, l'intrigue ou devrais-je dire plutôt les intrigues. Il est malin Olivier Truc. A la manière des polars nordiques très en vue ces dernières années, son héros de flic va lentement : "Mais moi, j'avance sur des faits. Et ça prend du temps. Si tu veux de l'action, va donc rejoindre Brattsen, il est moins pointilleux que moi. Il arrête d'abord, il pose les questions après. J'avoue, j'ai tendance à prendre les choses dans l'autre sens." (p.326). Plusieurs pistes s'ouvrent à lui, il les suit. Il n'est pas persuadé que le vol et le crime soient liés, il vérifie donc tous les indices. Quitte à se dédire ensuite si les faits prouvent le contraire de ce qu'il croyait. Il est tenace et sa collègue itou. Elle le soutient, le seconde et parfois même le devance dans ses déductions. M'étonnerait pas qu'ils reviennent pour d'autres aventures ces deux-là ! Parce qu'en plus, Olivier Truc, il lâche des bribes sur leurs vies personnelles, mais rien de trop, juste de quoi appâter le lecteur -et ça marche,  je suis sans doute une proie facile, mais je ne dois pas être le seul à m'être fait prendre.

Un bonus supplémentaire pour la toute fin que je ne raconterai pas évidemment -même sous la torture, je ne dirai rien. Niet ! Nada ! (je me mets à la langue, une partie de la Laponie est russe). Très bien vu donc ce final qui appelle une suite et qui ne mâche pas tout le travail : le lecteur est mis à contribution.

Vachement -rennement plutôt- bien ce polar dans lequel en plus de suivre une passionnante enquête on apprend plein de trucs (pardon Oliver, mais j'étais obligé. On a dû vous la faire dix mille fois, mais moi, c'est la première. Suis-je pardonné ?). Moi, un polar qui m'instruit et me distrait, non seulement je dis oui, mais en plus je vous le conseille très très fortement.

Merci Valérie.

 

challenge 1% thrillers

PS : Sous la torture, je ne dirai rien, c'est évidemment une formule, je suis un petit être faible, fragile et corruptible facilement. Un garçon facile quoi. Une (très) bonne tablette de chocolat (noir, il va sans dire) et je peux lâcher quelques informations.

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La véritable vie amoureuse de mes amies en ce moment précis

Publié le par Yv

La véritable vie amoureuse de mes amies en ce moment précis, Francis Dannemark, Robert Laffont, 2012

Une bande de cinquantenaires (la fourchette va de 75 à à peine 40 ans, avec une grosse majorité aux alentours de 50 ans) se retrouve tous les mercredis soirs dans une grande maison bruxelloise pour un ciné-club. Deux hommes, Max, psychologue qui habite la maison et Jean-François, le cinéphile. Les autres, huit femmes (Judith, Muriel, Felisa, Sarah, Marie-Louise, Annick, Kate, Catherine). Tous sont amis, se connaissent bien ou apprennent à se connaître et s'entendent merveilleusement bien. Oui, mais la maison craque, cette maison qui recueille les confidences, les doutes pourrait disparaître ; chacun  fait alors un peu le point sur sa vie, sur ses amours. C'est une année entière qui commence par un hiver rigoureux qui sera propice aux changements, aux prises de résolutions.

Quel charmant roman ! Un moment de félicité dans ce monde de brutes. L'ambiance est joyeuse du début à la fin, c'est un roman qu'on lit le sourire aux lèvres. Jamais mièvre pourtant, plutôt positif ! Alors, on se prend à rêver de vivre dans une telle maison, où rien n'est source de conflit, où tout est débattu en groupe ou en simple tête-à-tête.

Sous couvert de légèreté, Francis Dannemark (qui, comme son nom l'indique est... belge), aborde des thèmes sérieux : l'amour, la mort, la solitude, la peur de vieillir, celle de finir seul(e), l'amitié (entre hommes et femmes notamment). Ces hommes et ces femmes sont à un tournant de leur vie et décident de s'arrêter un instant pour en faire un bilan, pour savoir s'ils continuent de la même manière ou s'ils changent un peu ou totalement.

Deux passages résument parfaitement ce livre : "Il songea à ce qu'un vieux libraire lui avait un jour expliqué : la poésie, ce sont des répétitions -des mots qui reviennent, des sons- et quelques variations ; une vie poétique, c'est la même chose : des rites, des habitudes, des gens et des saisons qui reviennent, avec quelques variations, bien sûr et des surprises..." (p.134/135) et "La solution n'est pas dans les objets." (p.183) Discours totalement à l'opposé des standards actuels : aujourd'hui où il est de bon ton de tout tester, de faire des expériences, de posséder.  L'avoir plus que l'être ! Ce livre est celui sur l'amitié qui dure, que rien n'use. Sur les relations entre des personnes.

Et puisqu'il y est beaucoup question de cinéma, de la même manière qu'on parle de film choral, je pourrais dire que c'est un roman choral, un roman de copains. Un film -ou plutôt deux- pourrait venir  à l'esprit immédiatement -l'auteur en parle d'ailleurs-, mis à part qu'il y est question d'hommes plus que de femmes : ce sont Un éléphant ça trompe énormément et Nous irons tous au paradis de Yves Robert. Même atmosphère, même sourire en voyant les personnages, même plaisir à les voir et même serrement à les quitter.

Parlons maintenant  de la forme. Construit en petits chapitres, ce roman peut se prendre et se poser rapidement : on lit un chapitre, on rit, on repose et on refait cela un petit moment plus tard. L'écriture est humoristique, simple et accessible. Tout est là pour faire passer un excellent moment au lecteur. Pari réussi pour moi. En plus, à la fin, il y a un rappel des principaux personnages rapidement décrits (fort utile lorsqu'on est perdu dans les prénoms) et une dizaine de pages répertoriant les films dont Jean-François parle, les livres et les sites utiles pour les amateurs de cinéma.

Pour conclure, un avertissement : ouvrir ce roman procure des sensations de joie et de bonheur. La maison, qui est le véritable personnage principal de ce roman est un havre de paix, une oasis de bonheur dans laquelle lenteur, rires, tendresse, gestes attentionnés, écoute des autres sont les maîtres-mots.

Vous l'aurez compris, je ne suis absolument pas objectif et ce livre qui semble être une joyeuse plaisanterie pourrait bien être plus profond qu'il n'y paraît et drôle et bien écrit. Et en plus, il a un très joli et long titre.

 

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Un avis aussi enthousiaste ici.

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La vallée des masques

Publié le par Yv

La vallée des masques, Tarun Tejpal, Albin Michel, 2012

Au cours de la dernière nuit de sa vie, un homme se raconte. Il attend ses meurtriers et en profite pour s'enregistrer. Il dit comment il est né, a grandi et vécu au sein d'une société tout entière dédiée à la recherche de la pureté absolue, selon les préceptes et principes de son fondateur, pur parmi les purs, le légendaire Aum. Cette communauté a ses règles, ses lois et prospère dans une région de l'Inde.

Voici un roman dont on ne sort pas reposé. Il m'a fallu une centaine de pages pour entrer dans le rythme, dans l'histoire, dans l'écriture poétique et paraphrastique de l'auteur. Et puis, ensuite, malgré des passages longs, des répétitions, l'emballement et la fascination pour le monde décrit sont bien présents.

Tarun Tejpal construit une communauté qui paraît tout d'abord utopiste certes, mais plutôt positive. Une sorte de société idéale. Puis, très vite, le vernis craque et la vérité apparaît, pas aux yeux des gens embrigadés, mais à ceux des lecteurs et à ceux du narrateur, bien des années plus tard. "Nous étions tous égaux, nous étions tous frères. Mais à l'intérieur même des fratries, un respect particulier est accordé à celui qui est un peu plus qu'égal." (p.145/146)

Le narrateur, arrivé quasiment au plus haut de la hiérarchie est passé par des épreuves terribles, cruelles et violentes et en a fait subir autant. Dans cette société "idéale", l'homme, pour grimper les échelons ne doit avoir aucun attachement matériel ou affectif, aucune faiblesse. Les enfants ne savent pas qui est leur mère et les mères ne peuvent pas dire qui sont leurs enfants, tous vivant au sein d'un même groupe et jouant respectivement les rôles des enfants de toutes les mères et des mères de tous les enfants. La seule référence qui tienne, c'est Aum et donc la recherche de la vérité et de la pureté. C'est un monde sans sentiments, sans émotions : un monde animal, dans lequel l'homme nie totalement sa nature qui le pousse à vivre en étroite corrélation tant matérielle qu'affective avec autrui. Il doit tendre vers la perfection du corps et de l'esprit.

Ce roman est une sorte de fable sur tous les totalitarismes, sur toutes les dérives des intégrismes. Je ne suis absolument pas connaisseur de l'Inde et ne peux donc dire si Tarun Tejpal fait référence à son pays particulièrement. Je pense que son propos est universel. J'ai facilement pensé au stalinisme, au nazisme avec leurs épurations, leurs purges, vocables qu'emploie l'auteur, et sûrement à beaucoup d'autres régimes qui se sont assis sur la terreur, la domination et la soumission de leurs sujets. "Ce jeune Éclaireur, cependant, s'était avéré un frère sans défaut, doué d'un intellect exceptionnel, qui mettait ses paroles au service de la seule cause des purs. En moins de quinze ans parmi les Éclaireurs, il avait débusqué et livré plus d'une vingtaine de frères déchus, parmi lesquels d'autres Éclaireurs qui avaient égaré le sens du message qu'ils transmettaient. Et lors des procès d'épuration en présence des Grands Timoniers, il avait exposé avec brio et sans pitié les mensonges et les défaillances des traîtres." (p.350)

Là où l'auteur est très fort et réussit une vraie prouesse, c'est qu'il décrit des scènes terribles, des pratiques odieuses et détestables, notamment le sort réservé aux femmes -mesdames féministes, vous allez frémir  et bouillir- sans jamais avoir recours à des descriptions minutieuses. Il pourrait aisément écrire des paragraphes insoutenables, mais son écriture est là qui, sans minimiser les souffrances, permet aux lecteurs des les lire sans défaillir. Il procède par images, par détours. Quelques chapitres sont particulièrement prenants et marquants (La trahison romantique, p.170 ; La fille au regard fulgurant, p.287) entre autres et globalement, les 250 dernières pages entrecoupées parfois de paragraphes un peu longs que l'on peut passer rapidement.

D'avance désolé, car je crains d'être un peu en-dessous de tout ce que j'ai ressenti en lisant ce roman, ce qu'il dénonce, ce qu'il raconte et décrit et également la manière d'y parvenir.

Un roman très fort et puissant, à l'image de sa couverture, de cette nouvelle rentrée littéraire.

Grand merci Aliénor ! Traduction faite par l'aimable (?) (voir les commentaires) Dominique Vitalyos

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Vingt-quatre heures de la vie d'une femme

Publié le par Yv

Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, Stefan Zweig, Éd. Audiolib, 2012 (première édition, 1927)

Début XXème, dans un hôtel de très bonne tenue, se réunissent des gens de la bonne société. Les discussions sont cordiales, jusqu'au jour où débarque un jeune et beau Français qui plaît à tous par ses bonnes manières, sa politesse et sa galanterie. Peu après son arrivée, une nouvelle qui surprend tout le monde tombe : Mme Henriette, jeune femme de 33 ans, mariée et mère de famille s'est enfuie avec le jeune homme. Son mari est effondré et les discussions prennent une tournure très inhabituelle. Seul le narrateur, défend la belle Mme Henriette et prétend que succomber à un coup de foudre ne fait pas d'elle une femme légère et infréquentable. Attentive à tous les propos, une vieille dame anglaise distinguée se rapproche de lui et lui raconte une aventure de vingt-quatre heures qu'elle a vécue vingt-cinq années plus tôt et que la disparition du couple adultère vient de ranimer en elle. Elle dévoile une partie d'elle-même totalement insoupçonnable pour qui la fréquente dans ce monde feutré de la haute bourgeoisie.

Comme je le disais très récemment, suite à ma découverte mi figue-mi-raisin du procédé audiolib, : "il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis" (si, si, vous pouvez vérifier, je l'ai écrit là !). Me voici donc, suite à une sollicitation d'Audiolib à écouter un autre livre. Cette fois-ci, je tape dans le haut de gamme. Stefan Zweig. Lu par Marie-Christine Barrault. Excusez du peu. Je peux redire ici tout les aspects, gênants pour moi dans une écoute de livre :

- manque de flexibilité par rapport au livre

- difficulté de "lire" à mon rythme, de noter des phrases, des extraits, de revenir en arrière, de passer éventuellement des passages plus rapidement -mais pas chez Zweig, tout est bon !, quasi obligation de s'arrêter à la fin d'une plage (13 sur celui-ci pour 2h41 de durée totale)

- impression de ne rien faire pendant que j'écoute, car je me suis aperçu que je ne pouvais pas avoir d'autre activité que celle d'écouter (les esprits malins me diront que lorsque je lis, je ne fais rien d'autre non plus ; certes, mais je tourne les pages !)

Mais je vais dire aussi tout le bien que je pense de ce livre audio. D'abord Marie-Christine Barrault lit bien (ouah, tu parles d'un super compliment !), intelligiblement, suffisamment lentement pour qu'on saisisse bien toute la fluidité et la finesse de l'écriture de Stefan Zweig. Ensuite, elle change de ton en fonction des événements, mais ne surjoue pas pour que l'auditeur puisse lui-même trouver ses émotions. Je n'aurais pas aimé que l'on me dictât les moments forts, ceux où je me devais de réagir. Un peu comme je déteste les humoristes obligés d'appuyer leurs blagues pour que le public rie au moment crucial. Ou Pire, les boîtes à rire !

Et puis, il y a le texte. Formidable histoire qui allie tension, émotion, colère, densité et belle langue qui peut passer pour un rien désuète mais qui sait admirablement faire passer les messages, les sentiments, la détresse et la confiance de cette femme. Ah le passage sur les mains ! Celles qui jouent au casino, il en est de toutes sortes. Ci-dessous un extrait de ce long et passionnant chapitre :

"C'étaient des mains d'une beauté très rare, extraordinairement longues, extraordinairement minces, et pourtant traversées de muscles extrêmement rigides - des mains très blanches, avec, au bout, des ongles pâles, aux dessus nacrés et délicatement arrondis. Je les ai regardées toute la soirée, oui, je les ai regardées avec une surprise toujours nouvelle, ces mains extraordinaires, vraiment uniques; mais ce qui d'abord me surprit d'une manière si terrifiante, c'était leur fièvre, leur expression follement passionnée, cette façon convulsive de s'étreindre et de lutter entre elles. Ici, je le compris tout de suite, c'était un homme débordant de force qui concentrait toute sa passion dans les extrémités de ses doigts, pour qu'elle ne fît pas exploser son être tout entier. Et maintenant..., à la seconde où la boule tomba dans le trou avec un bruit sec et mat et où le croupier cria le numéro ..., à cette seconde les deux mains se séparèrent soudain l'une de l'autre, comme deux animaux frappés à mort d'une même balle."

Je me dois de préciser que j'avais lu cette nouvelle il y a quelques années et que j'ai retrouvé les mêmes joies et les mêmes émotions en l'écoutant. Comme quoi, lorsque l'oeuvre est de qualité, qu'importe le moyen d'y parvenir.

Laissez-vous tenter si vous n'osez pas vous lancer dans une lecture de Zweig ou si vous avez déjà lu cet auteur, c'est absolument très agréable de se laisser susurrer à l'oreille ses mots par Marie-Christine Barrault.

Merci Chloé.

 

Audiolib

 

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Noir et blanc en couleurs

Publié le par Yv

Noir et blanc en couleurs, Edoardo Di Muro, Éd. Roymodus, 2009

Tyara décide de quitter son pays le Sénégal, avec d'autres Africains pour gagner l'Europe. Traversée du désert, de la mer, autant d'épreuves dures qui ne sont rien en comparaison de la vie qui lui sera faite dans le pays dans lequel il finit par arriver. Heureusement, les émigrés avec qui il a fait le voyage et ceux déjà installés l'aident. Ils se soutiennent entre eux dans les moments difficiles. Quelques autochtones également. Mais sera-ce suffisant ?

Allez, une BD pour changer des polars et pour préparer aux vacances. Que je vous raconte comment celle-ci est passée entre mes mains. D'abord, j'ai lu chez Ys un article concernant une autre BD du même éditeur Le soldat inconnu vivant. Puis, je suis allé sur le site de Roymodus et j'ai échangé deux ou trois mails avec l'éditeur en personne qui m'a dit texto : "je vous conseille "Noir et blanc en couleurs" d'Edoardo Di Muro, la plus belle BD que j'ai éditée à ce jour". Une simple phrase qui évidemment a ouvert ma curiosité. Achat effectué rapidement. Lecture aussitôt et billet qui suit.

C'est effectivement une belle BD. D'abord par les dessins et les couleurs : les nuits africaines bleutées, avec un ciel magnifique étoilé, même les grandes villes européennes sont colorées ; par contre, les traits des personnages ne sont pas parmi ceux que je préfère (c'est difficile à expliquer : disons que les traits ne sont pas aussi précis que dans une BD franco-belge et que parfois, ça me gêne ;  j'ai le même souci avec J. Sfar par exemple, mais en plus, lui, ses textes sont illisibles, contrairement à E. Di Muro  !)

Ensuite l'histoire : excellente. L'émigration vue par ceux qui la vivent dans leur chair : on devrait faire lire cette BD dans les écoles et notamment du Sud de la France ! La difficulté à vivre dans les villages d'Afrique, le terrible choix de partir et les conditions dans lesquelles le trajet se fait, puis, pour finir, l'accueil des Européens, l'exploitation d'une main d'oeuvre qui se tait, ... Mais cette BD c'est aussi la solidarité, les croyances, notamment celles des Beliyans (Hommes de la terre rouge). Le caméléon, le messager, celui par qui toutes les nouvelles arrivent aussi loin qu'on soit pour peu qu'elles aient été envoyées de l'arbre consacré à Edash Andjang, leur Dieu. Ce n'est pas une confrontation des civilisations en en plaçant une au dessus de l'autre, mais E. Di Muro montre comment il est difficile de s'adapter d'une civilisation à l'autre : "En Europe vous avez inventé les montres, mais nous en Afrique on a inventé le temps... Votre vie est prisonnière comme votre Edash." (p.82) Pas de manichéisme sur les gentils noirs et les méchants blancs ou vice-versa, mais un constat sur les vies de chacun, sur leurs souhaits, leurs ambitions ; pas de jalousies ou d'envies de ce qu'est l'autre, mais une constatation que l'on peut vivre ensemble avec nos différences.

Les Beliyans vivent entre le Sénégal et la Guinée, ils ont pu préserver leurs traditions sociales et sont très dépendants et respectueux de la nature : les esprits veillent sur l'équilibre de l'écosystème, en régulant la transformation de l'environnement et leur impact sur leur milieu. (D'après les notes de fins de volume)

Vous avez donc ce qu'il vous reste à faire, pour ma part, je me porte acquéreur du second numéro de la série à sortir bientôt : L'esprit de la savane !

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Déjeuner sous l'herbe

Publié le par Yv

Déjeuner sous l'herbe, Frédérique Molay, Ed. Fayard noir, 2012

Lors de fouilles archéologiques très médiatiques au parc de la Villette, un squelette est mis à jour. Sous l’œil de très nombreuses caméras de télévision chargées de couvrir l'événement culturel, Nico Sirsky commence ses investigations. Bientôt, un jeune homme est retrouvé mort dans ce même parc jetant le trouble auprès des enquêteurs. Le temps presse pour éviter d'autres assassinats du même genre qui semblent se profiler et pour Nico qui doit aussi faire face à la maladie de sa mère.

Voilà donc la troisième enquête de Nico Sirsky qui sort ces jours-ci. Si vous avez suivi mes publications précédentes, vous savez que j'ai bien aimé les deux précédentes. Si vous n'êtes pas assidus à mes billets, vous m'en voyez marri, et compte tenu de votre exceptionnelle bienveillance, vous ne pouvez que vous replonger dans celles-ci et devenir un accro de mon blog. Merci d'avance.

Revenons à notre polar. Bien, très bien. Dans la lignée des précédents, toujours très précis dans les procédures, la vie quotidienne des enquêteurs, les détails qui donnent un ton vécu, réel au livre. Un polar qui fourmille de précisions médicales, géographiques et pour ce coup-ci culturelles, mais j'y reviendrai un tout petit peu plus tard. (Ah suspense quand tu nous tiens !)

Aux griefs que j'avais contre les enquêtes de Nico, disant qu'elles étaient un peu toujours dans le même monde bourgeois, classe supérieure avec des gens beaux et bons (prière de vous reporter à mes deux articles précédents) F. Molay répond par cette phrase en exergue de son dernier roman -en fait, elle ne me répond pas personnellement, mais bon, je peux le prendre comme cela si je veux !- : "Au meilleur des mondes, peuplé de gentils et de faux criminels ; le monde dont je rêve pour mes enfants." Tout est dit, et je ne peux qu'approuver son point de vue : il en faut pour tous les goûts !

L'intrigue dans ce roman policier est plutôt classique, d'ailleurs, l'un des flics le fait remarquer en fin de volume : "[...]... C'est si banal, en fin de compte, remarqua le capitaine Plassard." (p.311). Bien menée, elle tient le lecteur jusqu'au bout sans peine, toujours dans la même idée qu'une piste découverte doit être explorée jusqu'au bout même si elle est infructueuse.

Là où l'auteure fait très fort c'est dans le contexte : imaginez un plasticien, Samuel Cassian, spécialisé dans les tableaux-pièges sur lesquels il colle les fins de repas (assiettes, verres, restes, ...) tels que les invités les ont laissées sur sa table. Il se dit qu'un jour il pourrait organiser un buffet en plein air avec des invités triés sur le volet qui tous apporteraient des objets personnels. Puis, ce buffet serait enterré et sujet de fouilles vingt ans plus tard. Impensable ? Eh bien, non, F. Molay l'a écrit. En fait, et là encore je trouve cela très bien, elle se sert d'un fait réel pour ancrer son histoire. Car ce banquet à bel et bien existé. Organisé par Daniel Spoerri (dont Samuel Cassian est le sosie ou le clone). Enterré, il a été mis à jour 27 ans plus tard, en 2010 (voir l'article de l'Express ou la vidéo sur le site de l'Inrap), mais évidemment sans squelette humain ! Bon, je fais mon fiérot, celui qui sait et tout et tout. En fait, j'ai eu connaissance de ce Déjeuner sous l'herbe dans le livre de JP Demoule, On a retrouvé l'histoire de France ; il y fait allusion brièvement, et ça m'avait intrigué (il est aussi l'archéologue chargé des fouilles de ce banquet enterré). J'ai trouvé l'idée excellente et je trouve tout aussi bonne l'idée qui consiste à prendre cet événement culturel pour en faire le contexte d'un roman policier. En plus, F. Molay nous donne plein de renseignements sur cette période, sur l'oeuvre ; comme d'habitude, elle instruit en distrayant.

Troisième très bonne enquête de Nico Sirsky qui fait toujours -et tant mieux- une belle place aux femmes (et pour la première fois dans cette série, F. Molay crée un policier d'origine maghrébine Ayoub Noumen : c'est du grand art puisqu'elle devance mes remarques sur Dent pour dent, comme si elle avait deviné que j'allais être perfide. Trop forte la Frédérique ! -et pardon pour cette familiarité, mais bon, elle me coupe tous mes effets sur les réserves que j'ai émises sur ses livres ; c'est pas drôle, je ne peux même plus râler.)

Allez-y sans risque, c'est du polar qui tient la route et en plus Nico, il aime AC/DC et Bruce Springsteen, alors...

Merci Lilas.

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Eros (4 histoires brèves et intenses)

Publié le par Yv

Éros (4 histoires brèves et intenses), Collectif, Ed. de l'Atelier in8, 2012

"Vous qui pensiez avoir tout lu, tout vécu... Effeuillez donc habilement cette beauté, écartez voiles et couvertures, et parcourez le grain velouté de ce papier qui vous embarque dans quatre histoires audacieuses et surprenantes. Vous goûterez une littérature libertine et racée, suivrez de fougueux personnages, succomberez aux ensorcellements de la langue et à l'attrait puissant de désirs profondément enfouis... Des enchantements au parfum de soufre, de poudre, de gouffres. Plongez !" (4ème de couverture)

Comme le titre de cet ouvrage collectif et le descriptif ci-dessus le suggèrent, il s'agit d'un coffret de quatre nouvelles érotiques. Procédons par ordre :

- Le comparse, de Jacques Abeille : ou comment la création littéraire est directement liée au sexe, et plus particulièrement ici à des "jeux sexuels débridés". Très belle nouvelle, sans doute la plus osée (ou directe) des quatre. Écrite dans un langage châtié, très recherché parfois : j'aime bien le contraste entre ce langage un rien aristocratique qui donne une certaine distance vis-à-vis des choses basiques de la vie et celui plus direct et cru des échanges sexuels des trois partenaires. Lorsque J. Abeille parle de "dard", je fais mon miel (désolé, je n'ai pas pu m'empêcher). Ainsi commence cette histoire : "L’œil d'un vert marin éteint, le visage chevalin encadré de mèches pâles qui déjà se givraient, une longue silhouette oscillante, Henri de Hère deux fois la semaine traversait avec une mélancolie hautaine la salle de rédaction pour déposer dans la corbeille de notre chef sa chronique culturelle." (p.7)

- La féticheuse, d'Emmanuel Pierrat : un collectionneur d'art africain, avocat d'affaires, tombe sous le charme, la coupe et la croupe d'une superbe vendeuse d'objets vaudou. "Victor avait quitté l'Afrique trop jeune pour s'y attacher. Son ingénieur de père avait travaillé à l'aménagement du port de Lomé à la fin des années 60." (p.7) Un texte qui parle beaucoup plus du désir que de l'acte lui-même. Il monte, il monte jusqu'à l'apothéose. Envoûtante, sensuelle, directe et terriblement bandante, si je puis m'exprimer ainsi, pour une fois, la femme domine. 

- Monde profond, de Eric Pessan : un jeune garçon connait son premier orgasme à neuf ans, "engoncé dans un tuyau étroit, à près de vingt-cinq mètres sous terre" (p.7), dans une grotte. Il n'aura de cesse de retrouver cette sensation de plénitude en entrant dans d'autres grottes mais ne le retrouvera pas. Mais lorsque 30 ans plus tard, avec son épouse, il visite une grotte dans les Pyrénées, il sent qu'il va se passer quelque chose, dès l'entrée. La nouvelle la plus étonnante, la plus symbolique, la plus irrationnelle, comment dire, la moins "quotidienne" même si sans doute aucun de ces termes n'est vraiment adéquat, dans laquelle tous les mots sont choisis, pesés, peuvent être pris pour leurs sens multiples. Sensuelle, moite, humide, elle débute comme cela : "Le plus bouleversant, c'est l'odeur : ce mélange de glèbe et d'humidité, une odeur profonde et ancienne. Géologique. L'odeur brune et intime de la terre, une odeur d'entrailles froides qui saute au visage, se dépose en sédiments lourds dans les narines, sur la langue, saisit le corps entier." (p.7)

- Les filles d'Eve, de Frédérique Martin : dans un futur qui paraît proche, les femmes, espèce en voie de disparition, sont vendues comme des animaux lors d'un salon. Mais la révolte gronde, filmée par un cameraman loin d'être insensible aux charmes de l'une d'entre elles. ""Parfaite." Claque et mot sont assénés en même temps. Satisfait, l'homme laisse sa paume sur la croupe blanche. Caméra sur l'épaule, le reporter zoome sur les doigts, avant de remonter le long du bras jusqu'au visage glabre en plan serré." (p.9) Une histoire de révolte des femmes qui veulent prendre le pouvoir sexuel, entre autres, mais qui veulent surtout échapper au pouvoir masculin. Revendicatrice, la seule nouvelle des quatre écrite par une femme.

Loin de la pornographie, nous voici donc dans des textes érotiques, qui s'ils n'évitent pas les scènes osées, chaudes (et tant mieux, y'a pas de mal à se faire du bien, et puis, je suis venu pour ça, non ?) inspectent plutôt la montée du désir, de la puissance, du pouvoir de l'un(e) sur l'autre (et vice-versa). Très bien écrits, dans des styles différents pour les quatre, mais toujours opposant un vrai style littéraire digne des meilleurs romans classiques à des passages crus et directs. Autant j'avais été déçu par "le nouveau roman pornographique" autant là, je suis encore sous le coup de l'émotion d'avoir lu toutes ces histoires émoustillantes et sous celui de la (relative) déception d'avoir déjà fini le coffret. Si ma délicatesse naturelle et mon éducation ne me retenaient pas, je dirais bien : "tiens je remettrais bien le couvert !"

Mesdames, qui passez par ici de temps en temps et qui certains mardis osez lire des livres érotiques dans une rubrique que je suis régulièrement ("Le premier mardi, c'est permis"), et pour tou(te)s les autres aussi, bien entendu, voilà donc pour vous un coffret qui saura allier le plaisir d'une lecture osée et celui de la Littérature ! 

PS : chaque nouvelle est indépendante, éditée dans un petit livre, ce qui en fait donc quatre dans ce coffret très bien présenté. Vous pouvez donc acheter soit l'une ou l'autre nouvelle, ou deux, ou trois, ou alors le coffret avec les quatre ; un bel objet à lire ou à offrir. Sur le site de l'éditeur, vous pouvez tout savoir : atelier in8.

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