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coup de coeur

Nettoyage à sec

Publié le par Yv

Nettoyage à sec, Joris Mertens, Rue de Sèvres, 2022

François est livreur pour la blanchisserie Bianca : tous les jours, il parcourt les rues de la ville encombrée. On vient de lui adjoindre un nouveau collègue, neveu de la patronne, qui ne cesse de parler et conduit la camionnette sans faire attention. François est un solitaire, exception faite de quelques bières au bar et de rencontres avec Maryvonne kiosquière et de sa fille Romy. François joue au loto, les mêmes numéros depuis des années et lorsqu'il gagnera parce qu'il en est sûr, il offrira à Maryvonne et Romy une belle maison et une vie meilleure.

Mais voilà, la routine, le boulot, le nouveau collègue bavard et le hasard, merveilleux hasard qui pourrait bien changer sa vie.

A peine ouvert l'album, je me suis dit que je connaissais ce trait, ces couleurs, et ça a fait tilt, c'est Béatrice, la bande dessinée précédente de Joris Mertens qui m'avait déjà fait de l'effet. Outre l'histoire drôle, touchante et sombre, qui décrit un homme fatigué, blasé mais qui garde en lui encore une once d'espoir d'une vie meilleure pour lui et ses proches, c'est le dessin et les couleurs qui m'attirent. Joris Mertens peut dessiner une page entière de petites cases aux teintes neutres, puis la page tournée, les rouges et jaune chauds dans de grandes cases ou une succession de petites cases muettes explosent la rétine. Il pleut beaucoup dans la ville, les dessins sont hachurés des gouttes qui tombent, les phares des voitures et les enseignes se reflètent sur le sol trempé. C'est très beau ces quelques tâches colorées dans les jours sombres.

Joris Mertens dessine la camionnette des livreurs dans le Paris de l'époque -je dirais années 80 ou fin 70-, du dedans, de face, de profil, de derrière, du dessus et même à travers une vitre d'un salon de coiffure ; j'aime beaucoup, il ne se prive d'aucun angle pour dessiner la ville, ses habitants et les deux livreurs.

Excellent album qui fait le portrait d'un homme usé que l'espoir de gagner au loto et de pouvoir aider ses amies maintient en vie. Magnifique, superbe, ceci dit, sans tomber dans les superlatifs ou le dithyrambe car ces adjectifs sont mérités.

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Le poids de cet oiseau-là

Publié le par Yv

Le poids de cet oiseau-là, Aline Bei, Aldeia éditions, 2021 (traduit par Anne-Claire Ronsin)

C'est une femme qui s'exprime à différents âges de sa vie de ses huit à ses cinquante-deux ans. A chaque âge, un événement marquant voire traumatisant : dès 8 ans, c'est son amie Clara qui meurt et la vie jusqu'alors insouciante, change. A dix-huit ans, elle est violée et est enceinte de son violeur. Malgré tout, cette femme avance, vit, même si la relation avec son fils est difficile.

Aline Bei est une autrice brésilienne qui signe avec ce titre son premier roman, écrit en 2017.

Il y a quelques temps, lors d'un salon presque local -Le Printemps du livre de Montaigu-, je déambulais et me fis interpeller par une jeune femme sur le stand des éditions Aldeia, et, après une discussion et des arguments convaincants, je repartis avec ce livre en main.

Première chose à noter, visible, c'est la mise en page soignée et très particulière qui souligne l'aspect poétique, qui s'affranchit des règles de la majuscule en début de phrase ou aux noms propres. En fait, on a davantage l'impression de lire un long poème qu'un roman proprement dit, même si, selon le célèbre adage, ça se lit comme un roman. Le texte est ciselé, épuré, parfois dur et tapant au plus juste :

"les femmes

violées dans les fossés et

sous les ponts

elles ne sont pas dans les livres d'histoire.

les dictateurs oui

ils ont tous un article à leur nom

une longue biographie." (p.77/78)

Je pensais avoir du mal à entrer dans ce roman, la forme poétique m'est parfois nébuleuse, et ce fut l'inverse qui arriva, j'eus même de la difficulté à en sortir, tant l'écriture happe, fascine ainsi que cette femme qui traverse sa vie sans l'imprimer, sans la marquer. C'est un portrait magnifique d'une femme qui souffre de ne pas savoir aimer, de ne pas pouvoir, d'en être empêchée depuis la mort de son amie et le viol qu'elle a subi.

Un grand merci à vous, madame, qui m'avez abordé à Montaigu, sans vous, je serais passé à côté d'un livre marquant et touchant, sensible et fort. Juste pour le plaisir et pour faire envie, voici le début de ce livre avec la pagination originale :

"monsieur Luis est un vieux sage qui sent l'herbe.

            je suis sûre que son déodorant

est vert

et son corps doit avoir au moins cent ans tellement il a des rides tortueuses

partout sur sa peau, c'est un homme

tortue." (p.11)

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La connaissance et l'extase

Publié le par Yv

La connaissance et l'extase, Eric Pessan, Ed. de l'Attente, 2018

"Un journaliste, un jour, m'a demandé si j'écrivais pour changer le monde. Surpris par la question, j'ai ri. Mon premier réflexe a été de répondre non. Puis, j'ai réfléchi, j'ai pensé au contenu de mes livres, j'ai pensé à ces ateliers que je mène un peu partout en direction de publics éloignés de la littérature, j'ai pensé à la joie de voir un môme ou un adulte touché par une phrase qu'il lit ou qu'il écrit, j'ai pensé à la façon dont la littérature a changé ma vie, alors je me suis repris, et j'ai répondu : oui." (4ème de couverture)

Un jour, dans un café, l'écrivain attablé pense pouvoir faire abstraction de l'environnement pour travailler. C'est sans compter sur un client qui gueule sur tout le monde dont on parle à la télé allumée : David Bowie qui vient de décéder, les islamistes, les politiques... "Tous, qu'ils crèvent tous !". Et le sentiment de honte de n'avoir pas réagi s'empare de l'écrivain qui sort, laissant les clients à leurs haines. Puis, la graine de la réflexion est plantée : "Comment convaincre ?" Comment combattre le racisme, l'homophobie, le sexisme, l'antisémitisme, l'intolérance, le mépris, le fanatisme... ? La lutte semble perdue d'avance, et pourtant, il faut la mener contre l'obscurantisme, les misogynies, l'endoctrinement, les préjugés, la xénophobie... Parfois c'est dur de se rendre compte que soi-même on n'est pas exempt de reproches :

"Je me sens supérieur à celui qui trempe sa moustache dans sa bière à 8 heures du matin et crie qu'il faut tuer les Arabes à l'écran d'un téléviseur. Je méprise la haine.

Je méprise le racisme.

Je méprise l'inculture.

Je méprise l'étroitesse d'esprit.

Je n'aime pas ce sentiment de supériorité que pourtant je ressens." (p.20)

Chaque mot qu'écrit Eric Pessan, je le ressens au plus profond, je crois m'entendre penser. Je ne renie rien de ce qu'il a écrit dans ce texte, je prends tout pour moi. Cette impuissance à convaincre les plus obtus que l'humanité est une. Et la force, la conviction qui m'empêche de baisser les bras devant tous les extrémismes. Seront-ce alors la connaissance et l'extase qui permettront d'ouvrir les esprits les plus fermés : "L'intelligence serait le résultat de la connaissance et de l'extase ? La tolérance serait au bout de la connaissance et de l'extase ? Aimer la littérature, le théâtre, l'art, c'est une affaire de connaissance ou d'extase ?" (p.43)

Et pourquoi et comment s'ouvre-t-on alors que d'autres s'enferment : "Pourquoi êtes-vous devenu écrivain ? j'ai répondu mille fois à cette question, j'ai dit avoir voulu imiter le plaisir ressenti à lire, j'ai dit qu'écrire ne coûtait rien alors que jouer d'un instrument de musique était trop onéreux pour ma famille, j'ai dit le désir de revanche sociale, j'ai dit l'envie d'aller là où personne de ma famille ne se trouvait, j'ai dit le plaisir, j'ai dit la joie de la langue, j'ai dit la solitude..." (p.69) Je prends également à mon compte, mais pour la lecture que j'ai cherché à varier, dans laquelle j'ai cherché la découverte des thèmes, des écritures, des horizons, des messages, habitué avant au plus vendeur, comme pour la musique, j'aime quand on invente, quand on me surprend -à ce propos, p.48, je ne sais pas si c'est voulu, mais Bashung l'a dit mot quasi pour mot dans Samuel Hall : "[tu ferais] mieux de pondre un truc qui marche."

Comment dire mieux que j'ai adoré ce bouquin et qu'il va rester longtemps à portée de main ? C'est court, c'est dense et puissant, ce sont les réflexions d'un homme devant la bêtise humaine. C'est un ouvrage indispensable, à lire et faire lire et offrir.

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Ceux qui brûlent

Publié le par Yv

Ceux qui brûlent, Nicolas Dehghani, Sarbacane, 2021

Après un accident, la jeune flicque Alex se voit affecter comme binôme Pouilloux, la risée du commissariat. Elle l'impulsive et lui, le timide voire le couard si l'on en croit ses collègues. Dès leur premier briefing et alors qu'un corps a été retrouvé, brûlé à l'acide, ils se font remarquer et le commissaire les envoie fouiller les poubelles du quartier, histoire de s'en débarrasser.

Premier album pour Nicolas Dehghani qui signe dessins et scénario et il tape assez fort. L'histoire si elle n'est pas très originale a le mérite de mettre en scène deux personnages qui eux le sont, et qui forment un duo qui ne l'est pas moins, et elle se suit très agréablement sans temps mort. La mise en scène participe à ce rythme, changeant les tailles des cases et passant de certaines très cadrées à d'autres très libres, sans contours. Du bavard et du muet. Des couleurs sombres tirant sur le noir et le violet, le rouge et quelques touches de bleu (la chemise de Pouilloux). Le dessin est à la fois moderne et classique, des contours noirs, beaucoup de lignes droites dans les décors ; la couverture est très réussie et résume assez bien le contenu de cette grosse bande dessinée. L'on ne s'y ennuie jamais et la surprise d'un cadre, d'un dessin peut survenir en tournant une page.

Très bon et très bel album au dos toilé. Pour un premier, Nicolas Dehghani met la barre très haut.

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La vie suspendue

Publié le par Yv

La vie suspendue, Baptiste Ledan, Intervalles, 2022

"Tomas Fischer, docteur en psychologie et chauffeur-routier, part se réfugier dans une ville isolée et lointaine après la mort de sa femme et de ses deux enfants. Il s'installe à Lasciate où la vie semble à l'arrêt : on s'y ennuie beaucoup, les voitures roulent au ralenti et l'alcool y est en apparence interdit.

Tomas entame une nouvelle vie, clandestine, dans les marges de Lasciate, où son statut interlope lui permet de rendre bien des services. Mais Lasciate n'est pas une ville comme les autres, même si les politiques menées ressemblent à celles que l'on observe partout. Car un secret inouï distingue ses citoyens du commun des mortels." (4ème de couverture)

Je vais devoir me surveiller pendant toute l'écriture de cette recension pour ne point divulguer le fameux secret de Lasciate et ne rien dire qui pourrait faire que quelques lecteurs du blog -si tant est que leur nombre soit supérieur à 2- perspicaces ne le découvrent ou ne le subodorent. Ce premier roman de Baptiste Ledan est avant tout une histoire incroyable, celle de Tomas Fischer qui préfère vivre à Lasciate ville triste et morne pour anesthésier les douleurs de la perte de sa femme et ses enfants. D'où la question quasi permanente du livre : vaut-il mieux vivre une vie courte et virevoltante faite d'expériences, de sensations, de créations ou une vie plus longue et plus calme voire plus terne ? Chacun aura sa propre réponse et ses arguments et loin de moi l'idée de donner une réponse définitive et catégorique. Nous ne sommes pas tous des Mozart qui "était tellement précoce qu'à 35 ans, il était déjà mort." (Pierre Desproges). Il est donc beaucoup question de la mort, sans que le livre soit triste ou plombant. Pour être général, c'est une question sur le sens que l'on veut donner à sa vie.

"C'est un autre monde, c'était une autre vie. Plus intense. Plus douloureuse aussi, forcément. Je suis venu ici comme on prend un somnifère. Je ne vais pas me plaindre d'être endormi mais je ne sais pas si c'est mieux." (p.158)

L'écriture de Baptiste Ledan m'a emballé, dès le premier chapitre qui est un régal -pourtant pas joyeux puisqu'il narre l'accident de la femme de Tomas- qui enchaîne les personnages très habilement, comme une caméra passerait d'untel à untel en s'y arrêtant quelques secondes, et qui débute par ces phrases : "Jusqu'à l'âge de quarante ans, Tomas Fischer eut le goût des cimetières. Il s'y promenait comme l'on se rend à la campagne, pour trouver le calme et la sérénité. "Il y fait bon vivre : les gens sont polis, les allées bien entretenues et personne n'y parle trop fort, disait-il. L'endroit résume ce que nous sommes, pas grand-chose, et ce que nous serons, rien." (p.7) La suite ne m'a pas déçu, quasiment tous les noms propres dérivent de noms d'écrivains célèbres, le ton est volontiers mordant, critique sur nos sociétés qui ne prônent plus l'accueil et se renferment sur elles-mêmes, sur la sécurité à tout prix quitte à se priver de plaisirs, sur la volonté de descendance, sur celle du pouvoir.

Ce passage sur la cuisine est savoureux et tellement vrai : "La cuisine n'a qu'un seul secret : l'harmonie des mélanges. L'aliment le plus fin est condamné à décevoir sans vis-à-vis pour exalter ses saveurs. Toute recette qui n'évolue pas est vouée à fatiguer le palais. Si notre cuisine est triste, c'est parce que nous avons peur des échanges. Nous nous tenons loin du vaste monde et nous nous protégeons avec un excès de précautions contre les influences étrangères, trop jaloux de notre secret." (p.12)

Un fabuleux roman qui sort tout juste et dont je ne peux que vous conseiller vivement l'achat et la lecture et de n'en point trop lire dessus -sauf ma recension- qui pourrait vous en dévoiler le secret. Une fois éventé, le roman resterait excellent, mais ce serait se passer d'une délicieuse surprise.

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Ferdaous, une voix en enfer

Publié le par Yv

Ferdaous, une voix en enfer, Nawal El Saadawi, Des femmes-Antoinette Fouque, 2022 (traduit par Assia Djebar et Essia Trabelsi)

"Dans une prison du Caire, une femme attend d'être pendue. La veille de son exécution, elle accepte enfin dans sa cellule la psychiatre désireuse de recueillir sa parole, et comprendre son crime. La détenue parle vite : elle sait son heure venue et n'a plus rien à perdre. Elle s'appelle Ferdaous, "Paradis" en arabe, et sa vie n'a été qu'un enfer. D'inceste en violences conjugales, programmée pour devenir prostituée, elle fait payer les hommes pour le mal qu'ils lui infligent. Jusqu'au jour où l'un d'eux le payera de sa vie." (4ème de couverture)

Écrit en 1977, traduit et paru en France aux éditions Des femmes-Antoinette Fouque en 1981, c'est une idée lumineuse que de le rééditer en poche en ce moment. Nawal El Saadawi (1931-2021) fut sage-femme puis psychiatre et autrice d'une œuvre dénonçant les violences faites aux femmes. Elle fut censurée, menacée de mort, recueillit le témoignage de Ferdaous juste avant sa pendaison et publia son livre juste après ce qui lui valut pas mal d'embêtements.

C'est un texte court et d'une force incroyable. Il alterne les passages difficiles, violents que subit Ferdaous "Il m'a frappée une fois avec le talon d'une chaussure, jusqu'à me faire enfler le visage et le corps. J'ai quitté sa maison, j'ai fui chez mon oncle. Mais mon oncle m'a dit que tous les maris battent leurs épouses." (p.64) avec des envolées plus lyriques sur les couleurs, les paysages, les rencontres amoureuses de Ferdaous lorsque les regards se croisent "J'ai vu devant moi deux cercles d'un blanc vif au milieu desquels deux cercles d'un noir intense me regardaient. Et à chaque fois que je les fixais, leur blanc s'intensifiait, leur noir s'avivait comme si la lumière les inondait, jaillie d'une source magique inconnue qui ne se trouverait ni sur terre, ni dans le ciel." (p.102)

Le récit est tellement stupéfiant qu'on peine à croire qu'une femme ait pu traverser toutes ces épreuves, qu'on peine surtout à comprendre comment des hommes peuvent faire subir tout cela à une femme. Et ils sont solidaires entre eux, pas un ne défendra Ferdaous. Pas un ne dira ou ne fera le contraire d'un autre homme. C'est absolument terrible et l'on avance dans la lecture en sidération, ne voulant pour Ferdaous que la sortie de l'enfer, elle qui préfère la prostitution à toutes les vies qu'elle a menées : "La vérité était que je préférais être une prostituée plutôt qu'une femme vertueuse mais dupe. Toutes les femmes sont dupes. Les hommes t'infligent la trahison, puis ils te punissent parce que tu es trahie. Les hommes te forcent à descendre aux abîmes, puis ils te punissent parce que tu te trouves au fond des abîmes. Les hommes te contraignent au mariage, puis ils te punissent par des coups, des insultes et la corvée quotidienne." (p.111)

Cette sortie en poche est une occasion formidable de lire et/ou relire ce livre, de l'offrir, de le diffuser aux femmes, aux hommes. On dit parfois facilement qu'on ne sort pas d'une lecture indemne, j'avoue que je trouve cette formule souvent exagérée et n'en use jamais, mais une fois n'est pas coutume et c'est ici la formule idoine à ce récit

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Le contrat

Publié le par Yv

Le contrat, Ella Balaert, Des femmes-Antoinette Fouque, 2022

Pierre Camus, célèbre écrivain, se tue en voiture en allant porter son dernier manuscrit à son ami Christophe Lambert, éditeur. C'est ce dernier qui est le légataire universel. Avec ce titre, il décide de créer sa propre maison d'édition qui n'éditera que des textes posthumes ou des ultimes textes d'auteurs.

Jeanne, professeure, vit seule avec son fils adolescent. Elle a publié des romans quelques années auparavant, mais depuis, elle ne parvient plus à écrire.

Puis, en parenthèses, il y a Gwenaëlle, qui visite régulièrement sa grande-mère Mado, presque nonagénaire qui ne quitte plus son appartement. Et Nadège comédienne, et Achard réalisateur.

Le plus dur pour moi, ça va être de tenter de n'être point trop décevant dans ma chronique par rapport à ce superbe roman d'Ella Balaert. Qui commence fort : "C'est pourtant la meilleure des choses qui soit arrivée à Jeanne, de se faire abandonner par Thierry. Combien de temps aurait-elle mis à partir d'elle-même ? A ne plus subir les humiliations de son mari ? Il y a des douleurs auxquelles on s'attache, des souffrances dont on aime à gratter la croûte ; il y a des mortifications dont on tire un orgueil démesuré, des rabaissements qui procurent un sentiment de supériorité si intense qu'ils nous consolent d'être traités comme des chiens." (p.17)

Puis qui continue sur le même rythme avec des personnages forts et profondément décrits : la douce et effacée Jeanne, presqu'invisible. Le dandy flamboyant Christophe, cynique. Sans oublier Mado, la presque nonagénaire, sa petite fille et Nadège, et Achard respectivement actrice et réalisateur. Ils interrogent sur la création, sur l'art, la littérature, l'amour, le désir. Mais aussi sur la mort, sur ce qu'on laissera une fois trépassé. Sur les conséquences des sévices subis dans l'enfance : l'agression sexuelle, le viol, l'abandon par les parents, la violence des hommes... Un roman féministe ? Peut-être, mais ce serait réducteur, c'est un roman qui parle des femmes agressées, et qui contraintes ou volontairement relèvent la tête et se battent chaque jour. Ce roman creuse en profondeur ses personnages, de sorte qu'ils vivent avec nous toute la durée de la lecture et même après.

J'aime beaucoup sa construction qui alterne les narrateurs et ouvre des parenthèses avec d'autres. Ella Balaert construit un roman-puzzle dont il est difficile de sortir avant d'avoir posé la dernière pièce. C'est fin et délicat. Tout est dit, rien n'est superflu.

Et pour finir, je suis sous le charme de l'écriture de l'autrice, entre réalisme et poésie. De belles phrases qui vont au cœur des personnages, qui décrivent admirablement lieux et décors. Un style impeccable et élégant dans lequel, parfois, viennent se caler quelques mots rares et beaux. Et comme des clins d’œil, des liens vers les précédents ouvrages d'Ella Balaert, notamment Jeanne, la fille de la Mont-Joli l'un des personnages de Canaille blues, que je vais relire bientôt.

Les personnages, le style, la construction, tout concourt à faire de ce roman l'un des plus beaux que j'ai lu récemment, et si vous ne devez lire qu'un livre de cette rentrée littéraire de janvier, c'est celui-ci !

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De l'eau dans les poumons

Publié le par Yv

De l'eau dans les poumons, Hervé Mestron, Lamiroy, 2021

C'est l'histoire tirée d'un fait divers malheureusement devenu banal ces dernières années -écrire cela me fait froid dans le dos-, celle de la fin tragique d'un jeune migrant africain dans le port de Venise le 22 janvier 2017 -soit quasiment 5 ans-, transposée à Paris.

Ce qui est fort, beau, profond et puissant dans ce court texte, c'est que l'auteur se met dans la peau du jeune homme, donne les raisons de son départ vers l'Europe, les difficultés pour réunir l'argent nécessaire et les épreuves terribles qu'il lui faut affronter pour arriver au pays de ses rêves, celui des Droits de l'Homme.

Le texte est fort, les mots sont choisis, pesés et cognent : "Des coups de pieds m'ont caressé le dos. Plusieurs fois, pour voir si j'étais encore vivant. C'est comme ça que j'ai compris que j'étais arrivé en Italie et que ce n'était plus de l'eau que j'avais dans la bouche, mais du sable. Je rejoins les animaux de mon espèce, entassés sur la plateforme arrière d'un camion. Le pick-up roule comme un fou sur les petites routes accidentées. Il n'est pas rare de voir tomber quelqu'un qui se fracasse le crâne sur les cailloux. Les corbeaux nettoieront." (p.14/15)

Et l'on sent l'espoir s'amenuiser au fur et à mesure des portes qui se ferment et l'inévitable chute lorsque plus rien ni personne ne peut aider, lorsque les profiteurs ont tiré le maximum qu'ils pouvaient du jeune homme avant de le laisser tomber et l'ironie et l'aveuglement final. Jusqu'au bout ce jeune homme subit la haine, la violence et le mépris des habitants du pays des Droits de l'Homme qui n'en a plus que le nom, qui ne veut plus rien d'étranger chez lui et qui, selon les discours de certains qui gagnent en audience, ne veut plus vivre que replié sur lui-même, entre les "de souche". Discours moisi, haineux que je rejette par chaque millimètre de ma peau et à chaque pensée. Que ces gens qui disent et pensent comme cela me font peur et pitié !

Lecture indispensable, à se procurer d'urgence à lire et faire lire.

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La petite lumière

Publié le par Yv

La petite lumière, Antonio Moresco, Verdier, 2014 (traduit par Laurent Lombard)

Un homme qui vit seul dans un village abandonné et dont la principale occupation est de se ravitailler dans un village proche et de se balader dans les environs, traversant d'autres hameaux vides, aux maisons de pierre qui s'écroulent lentement, voir un soir, au travers des arbres, dans le lointain, une petite lumière. Cette petite lumière s'allume chaque soir. Intrigué, il se renseigne, mais personne parmi les rares villageois avoisinants ne la voit ni ne sait d'où elle peut venir. L'homme part en quête de la lumière et trouve un enfant qui vit seul dans une maison isolée.

Amis lecteurs qui n’aimez que le bruit et la fureur, fuyez ou bien, prenez le temps de vous poser dans ces instants de grâce, de silence, de lenteur et de beauté. Amis contemplatifs, soyez les bienvenus dans ce texte superbe qui voyage entre réalité et onirisme, qui nous fait parcourir les sentiers, les hameaux vidés de toute présence humaine, qui nous fait dialoguer avec les hirondelles et les voir virevolter devant nous tant les description d'Antonio Moresco sont belles, fines et réalistes.

Ah la la que c'est beau : "Je suis venu ici pour disparaître, dans ce hameau abandonné et désert dont je suis le seul habitant. Le soleil vient tout juste de s'effacer derrière la ligne de crête. La lumière s'éteint. En ce moment, je suis assis à quelques mètres de ma petite maison, face à un abrupt végétal. Je regarde le monde sur le point d'être englouti par l'obscurité. Mon corps est immobile sur une chaise en fer dont les pieds s'enfoncent de plus en plus dans le sol, et pourtant de temps en temps, j'ai le souffle coupé, comme si je chutais assis sur une balançoire aux cordes fixées en quelque endroit infiniment lointain de l'univers." (p.9) C'est ainsi que débute ce roman et il est intéressant de relire ces quelques phrases après l'avoir fini, car elles prennent un sens différent, plus symbolique.

Je découvre Antonio Moresco avec ce titre écrit entre deux romans pus conséquents -c'est lui-même qui l'écrit à son éditeur- et je tombe immédiatement sous le charme de l'écriture fine, élégante qui décrit admirablement la nature, l'environnement, le temps passé à contempler. Il va à l'encontre du monde actuel, toujours plus rapide, plus éphémère, où une information à peine révélée est supplantée par une autre parfois aussi insignifiante. Antonio Moresco prend son temps et nous rappelle qu'il est important d'en faire autant de vivre réellement sa vie plutôt que de courir derrière des chimères, des possessions.

C'est beau, poétique, d'une grande justesse; "inoubliable dès la première phrase" écrit Daniel Pennac dans un bandeau sur la version poche. Pas mieux !

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