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Haïti, le tri français

Publié le par Yv

Haïti : le tri français est le titre d'un article du journal Le Canard Enchaîné, du 29 décembre 2010, signé D.S, qui commence comme ceci :

"Tandis que Michèle Alliot-Marie, toute nouvelle ministre des affaires étrangères, la larme à l'oeil, accueillait, la semaine passée, 314 enfants haïtiens adoptés par des familles françaises, son collègue, Brice Hortefeux refusait, tout net, l'entrée en France de 70 jeunes Haïtiens dont les familles vivent ici. Tous âgés de 19 à 29 ans. trop vieux, ils n'ont pas, il est vrai, les grands yeux effarés des bébés complaisamment montrés par tous les journaux et les chaînes de télé. Ils n'en ont pas moins, eux aussi, échappé au tremblement de terre, au chaos et au choléra qui ravagent le pays."

Ces jeunes gens n'ont pas les bons papiers pour entrer en France, fameuse terre d'accueil, puisqu'ils n'ont qu'un visa pour le Bénin. Actuellement en zone d'attente des aéroports parisiens, ils attendent justement que l'on statue sur leur sort. Au ministère de l'Intérieur, selon le Canard : "Nous accueillons ceux qui respectent la loi, pas les fraudeurs. [...] cette histoire n'est pas l'événement du siècle."

Que dire de plus ? Que j'ai honte ? Que c'est lamentable ? Que nous devrions venir au secours de ces réfugiés fuyant l'horreur ?

Bien sûr, tout cela, je le dis. Ça ne fera sûrement pas avancer les choses, M. Hortefeux, n'ayant pas réalisé "ses chiffres" de reconduite à la frontière l'an dernier, il faut qu'il commence très tôt et très fort cette année. Qu'il redouble d'efforts.

Je ne prétends pas connaître Haïti, ni ses habitants, mais  j'ai eu l'occasion de lire beaucoup d'écrivains haïtiens depuis le séisme (Rodney Saint-Eloi, Yanick Lahens, entre autres) qui décrivent l'enfer qu'ils ont vécu là-bas lors de la secousse, et le chaos qui persiste depuis. La reconstruction est lente, les gens sont toujours sous des tentes, dans des conditions sanitaires déplorables, le choléra sévit, la pauvreté y est encore plus présente qu'avant, et nous que faisons-nous ? Nous disons à ces jeunes gens de rentrer chez eux dans ces conditions, sans même leur donner la possibilité de rester avec leur famille présente en France.

Je me suis toujours dit que mon blog n'était pas une vitrine pour mes opinions politiques, mais là, c'est trop ! On nous parle d'identité nationale, mais comment puis-je revendiquer cette identité si j'ai honte de ce que font mes dirigeants ? Une honte, je vous dis. Je ne reconnais pas miens ces gouvernants qui chaque jour nous font perdre la face et nous font avaler les couleuvres de la crise et de la sécurité pour mieux faire passer leurs actions dont ils ne peuvent pas se vanter, comme ces reconduites à la frontière déshonorantes. Encore qu'en les flattant un peu il trouverait moyen d'en tirer gloire, si cela pouvait servir leurs propres intérêts.

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Le pays de l'absence

Publié le par Yv

Le pays de l'absence, Christine Orban, Albin Michel, 2011

"Et si un jour nous devenions les parents de nos parents ? Si irrémédiablement, les rôles s'inversaient avec le temps ?" (4ème de couverture). La narratrice, une écrivain(e) parisienne, reçoit pour Noël sa mère qui arrive de Casablanca. Celle-ci, depuis quelques temps, perd un peu la tête. Elle oublie ce qu'elle fait, elle se perd dans la rue, dans l'appartement et développe des phobies nouvelles.

Confrontée à la maladie de sa mère, c'est le moment pour la narratrice de faire un bilan, de raconter son enfance. De raconter sa mère, pas aimante pour elle, mais très aimante pour sa petite sœur. De dire les conséquences de ce manque d'amour maternel : "Tu as toujours été cette mère-enfant qui me racontait ses frasques qui me gênaient. [...]

Comment être mère quand on a pas été enfant ?

J'ai résisté longtemps. Je ne pouvais donner la vie alors que je n'étais pas finie. Une mère doit aider à devenir adulte, je ne suis pas une adulte parce que je n'ai jamais été une enfant. Insouciante : longtemps, je n'ai pu écrire ce mot. Il ne me va pas ce mot, il ne me convient pas. Le principal danger à éviter était d'être mère de filles ; les mères font souffrir leurs filles." (p.38)

Heureusement pour elle, la narratrice donnera naissance à des garçons, évitant donc de reproduire le comportement de sa mère.

Alternant la description à la troisième personne du singulier et les propos directement adressés à la mère à la seconde personne du même singulier, Christine Orban va droit au but. Elle décrit les gestes qu'elle doit faire pour sa mère : l'aider à s'habiller, l'accompagner dans les escaliers car elle a peur de l'ascenseur, lui rappeler sans cesse les consignes, et surtout répondre à ses questions répétitives. Au fil de la narration, on découvre la vie de cette femme, son absence de sentiment maternel vis-à-vis de sa fille, qui aujourd'hui la recueille. Cette fille, qui, pour se sauver décidera de venir en France étudier et écrire. Cette fuite ne lui évitera cependant pas les affres de la souffrance, de la mélancolie, de la déprime. A cette mère non-aimante ou mal-aimante, elle dira tout ce qu'elle a enduré, mais silencieusement, sans que la principale intéressée ne l'entende. Et d'ailleurs, la maladie l'empêcherait probablement de comprendre les reproches. Alors, la fille continue de s'occuper de sa mère, de "prendre sur elle" pour être aux petits soins, de se mettre en quatre pour lui faciliter la vie et pour lui être agréable, comme si elle voulait se faire pardonner ses pensées accusatrices.

J'ai ressenti quelques longueurs dans le texte, en cours de lecture, et puis, en y réfléchissant, j'ai pensé qu'il collait au rythme que la mère impose à sa fille : la prise en charge quotidienne d'une malade d'Alzheimer. Cette maladie n'est d'ailleurs étrangement nommée qu'une seule fois dans le livre et encore dans une phrase interrogative : "Alzheimer, est-ce le nom que le professeur Dubois n'a pas osé prononcer devant moi ? Est-ce le nom de cette maladie qui déconnecte le cerveau d'une personne ?" (p.97/98) La maladie non nommée, comme si les deux femmes ne voulaient pas voir la réalité en face. Comme si elles ne voulaient pas lutter contre l'inéluctable. Comme si affronter la réalité de la vie et de la mort annoncée leur était insurmontable.

J'aime beaucoup le genre de romans intimistes qui racontent les rapports enfants/parents, les relations familiales, à la seule condition d'une certaine qualité littéraire. Très peu pour moi, les livres "vécus", les histoires trash et autres confessions de pseudo-vedettes. Dans le genre que j'aime, je peux citer Annie Ernaux, Charles Juliet, John Burnside entre autres. Pour le premier livre de Christine Orban que je lis -oui, je sais, je ne suis pas très au fait des écrivains contemporains très connus !-, je trouve qu'elle peut entrer dans cette galerie plutôt prestigieuse.

Merci à Gilles Paris pour l'envoi de ce livre qui sort aujourd'hui même.

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Failles

Publié le par Yv

Failles, Yanick Lahens, Ed. Sabine Wespieser, 2010

"Le 12 janvier 2010 à 16h53 minutes, dans un crépuscule qui cherchait déjà ses couleurs de fin et de commencement, Port-au-Prince a été chevauchée moins de quarante secondes par un de ces dieux dont on dit qu'ils se repaissent de chair et de sang. Chevauchée sauvagement avant de s'écrouler cheveux hirsutes, yeux révulsés, jambes disloquées, sexe béant, exhibant ses entrailles de ferraille et de poussière, ses viscères et son sang. Livrée, déshabillée, nue, Port-au-Prince n'était pourtant point obscène. Ce qui le fut, c'est sa mise à nu forcée. Ce qui fut obscène et le demeure, c'est le scandale de sa pauvreté." (p.12/13)

Yanick Lahens est une écrivain et elle vit à Port-au-Prince. Suite au séisme, elle décide de rester, de porter secours selon ses moyens à qui le demande et surtout de continuer à écrire, au jour le jour, sur les Haïtiens, sur Haïti. Elle ne fait l'impasse sur rien et se pose même les questions les plus importantes : "pourquoi nous les Haïtiens ? Encore nous, toujours nous ? Comme si nous étions au monde pour mesurer les limites humaines, celles face à la pauvreté, face à la souffrance, et tenir par une extraordinaire capacité à résister et à retourner les épreuves en énergie vitale, en créativité lumineuse. (p.68) Sans rien éluder, elle scrute les différences entre les Haïtiens, partagés en deux, les Créoles, "ceux qui ont" et les Bossales, "ceux qui n'ont pas". Pourquoi, ce petit pays, la première colonie à avoir été indépendante ne réussit pas à vivre, tout simplement, mais use toute son énergie à survivre ? Yanick Lahens passe en revue, la politique, l'économie, les associations qui aident les sinistrés, mais qui les rendent également dépendants de leur aide : "Autant dire que nous sommes devenus à la longue des camés, dépendants d'une cocaïne, d'un crack qui s'appelle l'aide internationale. La reconstruction, la vraie, supposerait un accompagnement de qualité venu d'ailleurs (car nous avons besoin d'aide) mais précisément pour une cure de désintoxication qui passerait par les affres du sevrage avant le long chemin vers la dignité. On en est encore loin" (p.150)

Pas de misérabilisme, juste un constat : aidons les Haïtiens à vivre, à s'en sortir eux-mêmes ! Loin des discours habituels, Yanick Lahens insuffle une bonne dose d'optimisme et "une formidable force de vie." (4ème de couverture)

Pour conclure, une dernière citation  de l'auteure -j'en ai déjà fait beaucoup, mais j'aurais presque pu citer tout le texte ! -qui résume la démarche d'écriture de ce livre :  "Le 12 janvier, le temps s'est figé, chaque seconde lestée. Nous étions sans passé, sans avenir. Dans l'unique sidération de l'instant.  Plombés dans un présent étroit et noir.

Toutes ces pages en deux mois et demi pour dire. Les mots sont sortis comme des éclats d'un corps. Certains projectiles m'avaient atteinte bien avant le 12 janvier et s'étaient ce jour-là seulement enfoncés plus profondément dans ma chair. J'en ai presque perdu le souffle et le sommeil, mais j'ai avancé. Je devais le faire. En dépit de mes propres failles Au bout du compte, me suis-je mise en danger ou en représentation, ou les deux ? Je ne sais pas." (p.143)

PS : Yanick Lahens est venue près de chez moi, à Nantes, pour poser la première pierre du futur mémorial de la traite des noirs et de l'esclavage. "Dans une ville par laquelle a transité [...] la moitié des bateaux négriers en route vers l'Amérique. Douze années de lutte de la municipalité pour remplir ce devoir de mémoire. Chapeau ! Pour moi, grande émotion sur le quai de la Fosse. Très grande émotion." (p.144)

 

dialogues croisés

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Putain d'usine et Les fantômes du vieux bourg

Publié le par Yv

Putain d'usine, Efix et Jean-Pierre Levaray, Ed. Petit à petit, 2007

Jean-Pierre Levaray écrit son roman, Putain d'usine, en 2002 (édité chez L'insomniaque). C'est de ce roman qu'est adaptée la bande dessinée dont je parle. Efix est aux dessins.

A eux deux, ils réalisent cette BD, d'un genre très particulier. Particulier, parce qu'elle raconte le quotidien d'un ouvrier d'une usine de produites chimiques, classée Seveso 2. J-P Levaray est, à l'époque où il écrit son livre, ouvrier dans cette usine. Ce n'est pas gai tous les jours : les ouvriers n'ont pas envie de venir bosser ; le livre commence par ces phrases : "Tous les jours pareils. J'arrive au boulot. Et ça me tombe dessus comme un vague de désespoir. Comme un suicide. Comme une petite mort. Comme la brûlure de la balle sur la tempe. On en arrive à rêver que la boîte ferme. Qu'elle restructure." (p.3/4). Le travail est pénible, dangereux et pas du tout motivant. Beaucoup de salariés sont entrés dans cette boîte croyant y faire un bref séjour. Et puis, ça dure. La vie fait qu'il n'est pas toujours facile ou possible de changer. On se réveille 20 ans plus tard en se disant qu'on est toujours là, dans cette usine.

Voilà pour le ton du bouquin, très réaliste, qui décrit formidablement la vie d'un ouvrier au début des années 2000. Une sorte de Zola moderne.

 

Les fantômes du vieux bourg, Efix et J-P Le varay, Ed. Petit à petit, 2008 : les planches de Efix sont tirées de nouvelles de J-P Levaray, dressant des portraits de gens simples, anonymes qui vivent autour de l'usine, dans le vieux bourg.

Pour le dessin, Efix n'utilise que du noir et blanc, et franchement, comme on dit maintenant : "ça le fait !" Les livres sont découpés en petits chapitres, chacun traité différemment pour le dessin : parfois relativement classiquement, parfois à la manière d'ombres chinoises, alternance de dessins noirs ou gris sur fond blanc et de dessins blancs sur fond noir (personnellement, j'ai un faible pour ces derniers). Efix utilise aussi des photos, des cadrages d'images loin des standards de la BD, des superpositions, des polices d'écritures différentes : tout pour nous attirer l’œil, de belle manière, pour nous happer par son dessin et par le texte de J-P Levaray. 

De la BD réaliste, engagée, sociale, ... Quel que soit le terme que l'on puisse utiliser pour ces livres, il est loin de ce que la bande dessinée propose habituellement. Rien que pour cela, ils mériteraient le détour, mais là, on peut les ouvrir en plus pour leurs réelles qualités, autant dans le texte que dans le dessin.

A s'offrir ou se faire offrir : pour ma part, je les ai découvertes sous le sapin. Merci Père Noël et merci Fabrice Vigne, puisque c'est grâce à l'un de ses articles que j'ai eu envie d'ouvrir ces BD. Puissé-je vous donner la même envie !

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Mascarade

Publié le par Yv

Mascarade, Gabriel Chevalier, Le Dilettante, 2010 (1ère édition : Presses Universitaires de France, 1948)

Plus qu'un roman, Mascarade est un recueil de cinq longues nouvelles.

La première, Crapouillot, se passe dans les tranchées pendant la Grande Guerre. Crapouillot est un colonel qui trouve que son unité, bien qu'elle soit au front, ne s'engage pas assez. Il n'aura de cesse de tenter des incursions en territoire ennemi, de faire des prisonniers. Inutile de dire que Crapouillot n'est pas en odeur de sainteté auprès des hommes de troupe. Dans cette nouvelle, Gabriel Chevalier décrit un univers qu'il connait bien puisqu'il a fait la guerre 14/18 ; il fait part des pensées des soldats confrontés aux désirs de victoire et d'avancement personnel de leurs chefs : "Nous, troufions, n'y mettions pas de vanité, absolument aucune. Mais nous étions exactement placés aux endroits où des vanités supérieures se cherchaient et s’assénaient des arguments massues. Nous prenions les berlingots sur le porte-pipe. Les spectaculaires explosions, si plaisantes à observer à la jumelle, nous procuraient la sorte de malaise que peut éprouver un équipage "naviguant toutes voiles dehors avec le sacré vieux typhon qui pousse au cul du rafiot" (expression du sergent Legonnec)" (p.32). Ecrit dans un style oral, assez proche de celui de L-F Céline, c'est un petit roman rapide, qui, par son écriture et non pas par ce qu'il raconte, prête à sourire. 

La seconde, Tante Zoé, brosse le portrait d'une famille dont le père, Gilles Seringal, est fantasque. Toujours gai et entreprenant, il entraîne sa femme et ses enfants dans ses entreprises vouées à l'échec à peine mises en place. Les tantes de sa femme, vieilles, acariâtres, envieuses et argentées ne l'aiment pas du tout et auraient aimé pour leur nièce un mariage plus en vue et plus tranquille, et un mari plus docile envers elles notamment. Tante Zoé déteste particulièrement Gilles Seringal. Lui, espère qu'elle décédera vite, ainsi que les autres, pour hériter et se lancer dans d'autres aventures. Très drôle ce portrait de la vieille fille bigote, bourgeoise et coincée. Ecrit dans une langue beaucoup plus classique que Crapouillot, ce roman dont le narrateur est un fils de Gilles Seringal se déguste jusqu'à la dernière ligne.

La troisième, Le perroquet, et la quatrième, Le sens interdit sont un peu similaires. Chacune raconte l'itinéraire, d'un homme que rien ne prédestinait à devenir un salaud. Le premier, Ernest Mourier tue une vieille femme pour lui voler ses économies. Il se "rachète" et devient un employé, un mari, un père et un citoyen exemplaires, juste avant la seconde guerre mondiale. Le second, J-M Dubois, à la sortie d'un séjour en prison, en 1941, devient un des rois du marché noir et se retrouve pris entre sa femme et sa maîtresse. Chacun d'eux, prendra des positions particulièrement détestables, mais plus par contrainte que par choix. Gabriel Chevalier fait une démonstration que l'on devient parfois autre chose que ce que l'on est vraiment ; que les circonstances influencent nos décisions les plus élémentaires et nos avis. Le parcours de deux salauds ordinaires.

La cinquième, Le trésor, est l'histoire d'un vieil homme, qui au soir de sa vie, esseulé, décide de creuser un trou dans son jardin pour retrouver le trésor qu'il y a enfoui en 1910, soit 38 ans plus tôt. Ce trésor, légué par son père, il l'a enterré pour ne pas le dépenser ; depuis, toutes les décisions qu'il a prises l'ont été sachant qu'il avait sous les pieds de quoi faire face. Aujourd'hui, il veut le déterrer pour pouvoir en faire profiter deux de ses enfants, ceux qu'il préfère et qui ont le plus de difficultés dans leurs vies. C'est, pour "le vieux", le moment de repenser à tout ce qu'a été sa vie : sa femme, ses maîtresses, ses enfants, la guerre (14/18), son entreprise, et puis son détachement de tout cela, brutalement lorsqu'il est entré dans la vieillesse : "Le vieux avait vécu dans la bousculade, incapable de choisir entre ce qui était valable ou pas, se laissant duper par des obligations futiles, des prétendus devoirs et des routines dévorantes. Bon époux, bon père, bon citoyen, bon officier, bon patron, et toute la ritournelle édifiante (avec ce qu'elle suppose d'hypocrisie) qui ferait l'objet du panégyrique sur sa tombe. Il s'était parfois mutilé au nom des ces stupidités." (p.263/264). Remarquablement écrite cette histoire tranche un peu sur les autres par sa profondeur visible, recherchée.

Gabriel Chevalier, surtout connu pour son roman, Clochemerle (paru en 1934) fait un constat amer de la première moitié du vingtième siècle : "Le vieux se rappelait son orgueilleuse allégresse de jeune homme, qui avait le sentiment d'aller vers un avenir merveilleux, dans une grande fierté commune de tous les êtres vivants, d'accord pour ennoblir la condition humaine. Et il avait vu, en trente ans, la stupidité gâcher tout cela. Il avait vu reparaître la cruauté et la barbarie, munies d'instruments de destruction dont elles n'avaient encore jamais disposé dans l'histoire. Il avait vu les catastrophes se succéder, les rêves avorter, les massacres s'étendre à des continents entiers. [...] La civilisation avait levé le masque et montré son vrai visage : le sort des hommes, c'était toujours le chaos et l'épouvante.(p.265)

Je n'avais jusqu'à ce jour rien lu de cet auteur, et je déplore mon inculture, car je viens de découvrir, quarante ans après sa mort (Gabriel Chevalier, 1895-1969) un très grand écrivain -on pourrait aujourd'hui lui reprocher un brin de sexisme, mais en 1948, la société n'était pas la même- qui maniait la langue française de manière admirable : Mascarade en est un bel exemple.

 

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Foutre la paix aux morts

Publié le par Yv

Foutre la paix aux morts, Marie-Claude Tesson-Millet, JC Lattès, 2010

"Une jeune thanatopraticienne relooke les cadavres et fixe des téléphones portables dans leurs cercueils, sous le label "Voix Vivante"...

Une gérontologue accepte l'installation d'un dispositif de communication dans la tombe de son père...

Un charlatan ambigu et frimeur anime un cercle de spiritisme et se croit menacé de concurrence par les téléphones enterrés dans les sépultures voisines..." (4ème de couverture)

Voici un roman qui tourne autour de la mort. Pas drôle me direz-vous. Et bien si ! Pas hilarant certes, mais le ton, tout au long du livre est plutôt au sourire. L'auteure, par ailleurs médecin et directrice de presse qui écrit là son premier roman, fait le tour du commerce de la mort. Des pompes funèbres classiques (relisez mon billet sur la thèse de Julien Bernard à propos de ces entreprises), aux idées les plus farfelues, notamment celles de mettre des portables dans les cercueils. Farfelu ? Totalement impensable ? En surfant, je suis tombé sur des sites qui permettent aux défunts de laisser des messages à ceux qui restent, comme la vie d'après, ou d'autres, comme cimetière virtuel, qui permettent "d'honorer ses morts" ou de se recueillir, mais surtout de recueillir des sous.

Marie-Claude Tesson-Millet pousse le raisonnement commercial très loin, mais finalement est à peine éloignée de ce qui existe déjà. Elle explique très bien, comment les personnes dans la peine peuvent se laisser embobiner par des propositions les réconfortant : "Les entreprises rivalisaient de nouveaux moyens pour séduire la clientèle, et les soins de conservation, parés du nom de thanatopraxie, étaient devenus un des meilleurs produits d'appel parmi les prestations funéraires. Les thanatopracteurs, eux, ne manquaient pas d'arguments de vente : rendre aux défunts leur dignité, les réhumaniser, et, surtout, faciliter pour l'entourage le fameux "travail de deuil" que les modes psy avaient rendu indispensable à tous les affligés." (p.13/14) Quelle vilaine expression d'ailleurs que le "travail de deuil", effectivement directement importée des travaux de Freud et autres psy. "Vivre le deuil" me semble plus adéquat.

Enfin, revenons à notre écrit. Sous des airs de roman léger et drôle, avec parfois des airs de la BD Pierre Tombal (de Hardy et Cauvin), l'auteure réussit à nous faire réfléchir à ce qui fait partie de notre vie, la mort. Pas du tout morbide, ne fuyez pas ! Au contraire, c'est justement une manière d'y penser en la prenant du bon côté. Et puis, ses personnages sont sympathiques, loufoques, un peu barrés pour certains : la thanatopractrice bombesque a peur dans le cimetière et le gardien du-dit cimetière ne veut pas partir en retraite -encore un adepte du travailler plus longtemps. Desproges disait qu'on pouvait rire de tout (mais pas avec n'importe qui) avant d'écrire sa propre épitaphe -même s'il parait qu'elle n'est pas de lui, mais de son compère Jean-Louis Fournier- : "Desproges est mort d'un cancer, étonnant, non ?" Il a donc prouvé s'il en était besoin que l'on peut rire avec sa mort. En attendant la nôtre très longtemps encore j'espère, rions avec celles que nous narre Marie-Claude Tesson-Millet. 

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Le Réprouvé

Publié le par Yv

Le Réprouvé, Mikaël Hirsch, L'Éditeur, 2010

Gérard Cohen est garçon de course chez Gallimard. Fils d'un des responsables de la maison d'édition, il porte le courrier à tous les grands écrivains des années 1950. En cette année 1954, alors que l'Académie Goncourt, s'apprête à donner son prix à Simone de Beauvoir, auteur maison, pour Les Mandarins, Gérard visite le docteur Destouches, espèce d'ermite de Meudon plus connu sous le nom de Louis-Ferdinand Céline.

Il n'est pas très aisé de rentrer dans ce roman, et malgré une écriture très belle, appliquée et parfois géniale, il faut bien dire que je suis un peu passé à côté de l'ensemble de ce livre. C'est un roman initiatique d'un jeune homme qui se pose des questions sur sa judaïté, sur son éventuel talent de futur écrivain. J'ai eu du mal parfois à savoir où l'auteur voulait m'emmener : beaucoup de digressions qui m'ont surpris et pas forcément emballé.

Par contre, certaines pages sont vraiment excellentes, notamment, celles qui racontent les rencontres entre Gérard Cohen et Céline : "Moi, le fils du Juif Süss, le bâtard sinisé, le Turco-Mongol aux yeux bridés, l'Ouzbek, le Pachtoune mal dégrossi, le Berbère crasseux, j'éprouve de l'affection pour cette vieille ordure. Sa haine inexplicable, aussi bien que son talent, exerce sur moi une fascination étrange. Je le visite comme on visite un prisonnier. [...] Je viens le voir avec ce mélange d'appréhension et d'excitation qui précède des retrouvailles douloureuses. Tout nous sépare en apparence et pourtant sa misère nous rassemble." (p.159) Céline sera pour Gérard celui qui l'aidera à passer le cap, celui qui lui permettra de répondre aux questions qui le taraudent, mais sans vraiment le savoir ou s'il le sait, sans vraiment le dire franchement.

Ce livre alterne des passages qui ne m'emballent pas, mais dans lesquels il y a des fulgurances. Voici une phrase par exemple (la dernière de l'extrait) qui m'a particulièrement plu : Gérard monte avec une prostituée dans la chambre de celle-ci située au sixième étage sans ascenseur ; bien sûr, il croise des "hommes seuls qui descendent, l'air repu, satisfait ou vaguement honteux. [...] Suis-je le seul à écouter cette musique des visages qui résonne ? L'étroitesse du passage engendre une promiscuité hélicoïdale, cohue saccadée par les pauses palières." (p.62) Je trouve cette phrase magnifique, peut-être simplement parce qu'elle décrit en peu de mots une scène que l'on voit précisément, ou alors tout bêtement pour les mots, leur agencement. Allez savoir parfois pourquoi on aime tel ou tel passage d'un livre !

Voilà donc mon sentiment pour ce livre, partenariat B.O.B/Éditeur, qui me laisse donc un petit goût d'inachevé, mais que je ne regrette absolument pas parce que Mikaël Hirsch fait preuve d'un style littéraire que j'aime beaucoup.

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La mèche

Publié le par Yv

La mèche, Fabrice Vigne, Philippe Coudray, Ed. Le fond du tiroir, 2010

En ce jour de Noël, je recycle un article de trois mois, pour vous souhaiter à tous, un TRES JOYEUX NOËL.

Lila, devenue femme, vous révèle les secrets qu'elle a appris la nuit de Noël d'entre ses six ans et ses sept ans, concernant justement ce fameux Noël. "Mais comme elle ignore si vous avez l'âge de tout entendre, certains secrets seront dévoilés en pleine lumière, et d'autres, par précaution, à la lueur d'une bougie. Il s'agit de ne pas vendre la mèche..." (4ème de ouverture)

Ce livre est la réédition après moult aventures d'une première version de La mèche, parue en 2006 (voir le détail ici). Beau livre que l'on peut faire lire à ses bambins qui savent déchiffrer les lettres et que l'on peut lire aux autres, puisque les secrets les plus importants ne sont dits "kalabougie" (ça, c'est pour les fans d'Alain Bashung, album Osez Joséphine).

Je retrouve avec joie l'écriture remplie d'humour de Fabrice Vigne et découvre les dessins très colorés, joyeux et très à-propos de Philippe Coudray. Tout cela donne un livre que même-les-grands-ils-pourront-le-lire, la preuve, je l'ai fait !

La mise en page est toujours particulièrement soignée ; le livre : couverture et pages et police d'écriture, et tout et tout est de la belle ouvrage.

Comme toujours avec les livres publiés au fond du tiroir, vous le faites directement sur leur site, vous pouvez demander une dédicace et en plus d'avoir un beau livre à vous offrir ou à offrir, vous participez à  une bonne action en faisant vivre un micro-éditeur. Noël approche ! Pensez-y !

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Le mécano du vendredi

Publié le par Yv

Le mécano du vendredi, Fellag et Jacques Ferrandez, JC Lattès, 2010

Alger, 1988, Youcef, 38 ans, vit toujours chez ses parents. Viré de la télévision nationale algérienne, mais conservant son salaire, il passe ses journées à bichonner Zoubida, sa 4L chérie. Entre deux virées, il boit le coup avec les copains, drague, répare Zoubida, l'insulte lorsqu'elle ne veut pas démarrer, lui parle comme à une fille. Une fille, justement, il en croise une, un jour dont il tombe immédiatement amoureux. Il ne cesse dès lors de passer dans la rue de celle qu'il a surnommée "Elle".

Fellag, plus connu pour être un homme du théâtre, un acteur écrit là une histoire très drôle qui se déroule avant les années terroristes très noires qu'a vécu l'Algérie. Il décrit son pays, ses habitants, encore insouciants qui pensent plus à draguer, à s'occuper de leur voiture qu'à faire la guerre. Les intégristes ne sont pas encore menaçants. L'Algérie commence son éveil : Youcef avec sa vieille 4L fait figure de "nanti" dans cette voiture, qui, à la même époque en France, serait à la décharge.

Youcef se balade, soliloque, s'invente des films dont Fellag nous fait la primeur. Dans ses déambulations, il se retrouve parfois au milieu de disputes d'automobilistes : "Le vacarme reprend le dessus un peu plus loin. Klaxons excédés, jurons et insultes grasses fusent de toutes parts, mêlées à des diatribes abracadabrantesques et des chicayas barbaresques sur le droit, la morale, l'éthique, le devoir et la politique. Les bouches tirent à la mitrailleuses des arguments aussi sensés qu'insensés. [...] Un mot tout simple, léger comme un duvet de chardonneret, émis quelques minutes auparavant, passé inaperçu, mais qui ne dormait que d'un œil, braise ardente sous la paille de la réconciliation, est, on ne sait par quel étrange alchimie, ranimé par le sirocco de la colère. Le petit morphème, transformé en vocable formé de quelques misérables syllabes, devient vite un gros syntagme qui rallume le feu de la fitna. Les braises de la discorde." (p.136)

Avec beaucoup d'humour et une belle plume habile et malicieuse, Fellag trace un portrait réaliste, sans concession -il aborde les questions du pouvoir, de la dictature, de la place des femmes et du rôle des hommes-, mais empli de tendresse, de son pays. On pourrait se croire, à quelques détails locaux près, dans une histoire de Marcel Pagnol : le surjeu des hommes et la surexploitation par eux de situations qui partout ailleurs seraient banales ; parfois, au détour d'une conversation, Fellag écrit même l'accent des Algériens parlant le français ; certes, ce n'est pas le même que celui de Pagnol, mais la référence est belle.

Ajoutez à tous ces compliments, les superbes illustrations de Jacques Ferrandez, connu notamment pour sa série de bande dessinée, Carnets d'Orient, chez Casterman, et vous avez entre vos mains un très beau livre : une très belle mise en page sur un papier de qualité, et oserais-je le dire, une odeur de livre neuf, de BD neuve, qui pour moi rajoute toujours un petit plus au plaisir de la lecture.

Encore quelques jours avant Noël -merci Anne Blondat, mon père Noël personnel !-, juste le temps de vous le procurer et de le glisser dans une paire de charentaises.

rire-copie

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