Mort d'un clone

Mort d'un clone, Pierre Bordage, Au diable vauvert, 2012
Martial Bonneteau, 48 ans, est un clone humain, clone employé type et modèle, clone époux étouffé par une maîtresse femme, clone père absent et peu intéressé par sa progéniture. Un jour, un peu par bravade, un peu par fatigue, il décide de flâner plutôt que d'aller au travail, de passer à la salle de bains avant Madame, ce qui est un affront à lui faire, de ne pas céder son siège dans le RER. Il décide donc de commencer à vivre pour lui.
J'ai déjà lu deux ou trois romans de Pierre Bordage, plutôt bien écrits, rythmés décrivant un monde très personnel, mais ne se démarquant pas par un style littéraire fort. Pour Mort d'un clone (écrit il y a 15 ans) l'auteur se lâche et s'amuse avec les mots, les expressions. Il détourne celles-ci, déforme ceux-là. Ce roman totalement barré est d'abord, dans sa première partie, un exercice d'écriture. Les portraits sont particulièrement soignés, tous les personnages sont moches, vulgaires trop ceci ou pas assez cela : "Elle avait fait des folies de son corps aujourd'hui, Germaine-la-comptable. Tailleur jaune moutarde, chemiser à pois rouges et verts, nouvelle coiffure chou-fleur rehaussant une laideur qui s'affirmait avec le temps. Crayon de papier en main, elle leva sur lui des yeux interrogateurs, doublement grossis par le double foyer des lorgnons cerclés de fer noir. Redoutable perspective, elle ouvrit la bouche pour parler, libérant à la fois une haleine méphitique et un flot de postillons délétères." (p.52)
Parfois Pierre Bordage en fait trop, il abuse notamment des interruptions de scènes pour donner des définitions personnelles de mots ou expressions, certes très drôles, mais le procédé fatigue ou agace un peu. "Coquelets : jeunes cadres rudement dynamiques, parés de costume prince-de-galles impeccablement coupés, porteurs de reliques noires et rectangulaires, communément appelées attaché-cases. Particularité physiologique rarissime : leurs becs de coquelet sont munis de longues dents de loup." (p.43)
P. Bordage néologise à fond, bricole les mots comme par exemple et entre beaucoup d'autres ce "obligalante" (p.47) qui résume la galanterie obligée en certains moments à laquelle Martial ne veut plus se soumettre ou encore le "Pachydé-cétaterme : croisement d'une élépheine et d'un balant." (p.94). Il use également de périphrases, joue sur les sons, les répétitions : il s'en donne à cœur joie pour le plus grand plaisir d'un lecteur comme moi qui se laisse facilement charmer par une langue particulière, travaillée, recherchée et en plus très drôle. Par contre, je peux reconnaître aisément que l'auteur peut énerver parce qu'il en fait des tonnes, parce qu'il est beaucoup question de sexe (mais que voulez-vous Martial est éjaculateur précoce et donc cette question le turlupine, si je puis m'exprimer ainsi). D'ailleurs à ce propos Pierre Desproges disait : "on dit toujours que ce sont les meilleurs qui partent en premier. Dès lors, que penser des éjaculateurs précoces ?"
Et l'histoire dans tout cela ? Et bien, Martial va faire de belles et de troublantes rencontres, et quelques découvertes parfois irrésistibles -notamment avec un ancien colonel, mais je laisse le suspens-, parfois tragiques, et chacune le fera avancer dans la recherche de sa personnalité, de ses envies les plus profondes.
La seconde partie m'a laissé un peu plus perplexe tant sur le fond que sur la forme -et sur la double faute de conjugaison du verbe courir, écrit au passé avec deux "r" centraux, p.277 et 279- totalement différents de la première et moins percutants. Pour ne pas déflorer le suspense, je ne raconterai que le minimum, mais si j'ai dit barré pour le début du bouquin, la fin ne l'est pas moins, mais dans un style dissemblable. La ville s'estompe, la nature prend toute sa dimension dans le corps de Martial, le chamanisme arrive en force
Résultat : un bouquin inclassable, qui, comme les autres livres de P. Bordage reste à l'esprit et ne laisse pas de marbre. Une vraie bonne découverte d'un auteur plutôt connu pour ses romans d'anticipation que pour ses débordements linguistiques.
Merci à Caroline et à la Librairie Dialogues