Les grand-mères
Les grand-mères, Doris Lessing, Flammarion, 2005 (J'ai Lu, 2007)
Sur la terrasse d'un café, sur les hauteurs de la baie de Baxter's Teeth, s'installent six personnes réparties comme tel : deux dames sexagénaires, deux hommes d'environ 20 ans de moins, leurs fils, et les filles de ceux-ci. Trois générations qui semblent représenter aux yeux de Theresa, la serveuse, la vraie image du bonheur. Très vite apparaît une autre femme, une belle-fille, qui s'approche, un paquet de lettres à la main, qui prend les deux petites filles par la main, et les emmène loin des grand-mères et pères, sans oublier de leur promettre qu'ils ne verront plus jamais les deux petites.
Au risque d'être hué, moqué, lapidé pour les plus violent(e)s d'entre vous, je ne connaissais Doris Lessing que de nom. Je dois avouer mon inculture, ma crasse ignorance, mais je n'avais rien lu d'elle. Grâce au club de lecture de la bibliothèque municipale, voici que je peux entrer enfin dans le cercle de ceux qui ont lu cette auteure nobélisée ; le thème du club pour notre prochaine rencontre est : les femmes Prix Nobel de littérature (pas dur, il n'y en a que 12 sur 105 prix attribués)
Revenons à ce tout petit roman (95 pages dans sa version poche) fort et dense, forcément dense. Doris Lessing parvient à faire naître des images avec quelques mots. Tout est dit, suggéré plutôt, en un minimum de mots : tout ce que j'aime, l'art de la concision. Par exemple, les paysages ne sont pas vraiment décrits, mais on visualise très bien les deux villes dont elle parle, celle proche de l'océan :
"Les deux petites filles avaient grandi dans un monde bleu. Au bout de chaque rue il y avait la mer, aussi bleue que leurs yeux -on le leur avait assez souvent répété. Le ciel bleu au-dessus de leurs têtes était si rarement bas ou gris qu'un temps couvert était un plaisir en raison même de sa rareté. Le vent, presque jamais aigre, apportait un agréable coup de fouet iodé, et l'air était toujours salé." (p.19/20)
L'autre ville loin de cette ambiance iodée et pleine d'embruns (comme je la rejoins et même si le soleil est moins présent en Bretagne du sud -quoique !-, l'air y est tellement bon) est décrite ainsi : "Harold partit pour son université, qui était entourée, non par l'océan, les brises marines, les chansons et les légendes de la mer, mais par le sable, les broussailles et les épines." (p.30/31). Voilà, c'est tout ce que nous saurons de ces endroits, mais c'est largement suffisant pour avoir une image propre à chacun, mais nette et suffisante.
L'auteure réussit en peu de pages à décrire ses 4 personnages principaux (Lil et Roz et leurs fils, Ian et Tom), à instaurer des liens tenaces et indéfectibles entre eux. Même les relations entre mère/fils, garçons/femmes, garçons entre eux et mères entre elles sont suggérées plus que franchement dites, mais aucun doute ne subsiste, le lecteur sait vraiment à quoi s'en tenir. Un rien poétiquement, Doris Lessing aborde des questions aussi tendues que l'identité sexuelle, l'identité tout court, l'amour filial, la reconnaissance envers ses parents, ...
Quels personnages ! Je pourrais même écrire : quelles grands-mères ! Car bien sûr c'est d'elles dont il est le plus question, elles qui dirigent leurs vies et celles de leurs garçons. Des maîtresses-femmes. Œdipe n'est pas loin, qui traîne quasiment dans toutes les pages. Et encore cette prouesse de l'auteure qui en quelques mots raconte la vie de Lil et Roz. On a l'essentiel et point de superflu, loin de ces sagas qui traînent en longueur et qui au final apporte moins qu'un livre comme celui-ci. Parce qu'en plus, Doris Lessing ajoute des paragraphes sur divers sujets comme par exemple la beauté. J'aime beaucoup l'extrait qui suit dans lequel elle parle de Ian et Tom : on peut ne pas être en accord, mais il est tellement bien écrit :
"La beauté des jeunes gens, bon, ce n'est pas si simple. Les filles, oui, pleines de leurs œufs appétissants, nos mères à tous, c'est normal qu'elles doivent être belles, et d'habitude elles le sont, ne serait-ce même qu'un an ou un seul jour. Mais les garçons, pourquoi ? A quelle fin ? Il y a un âge, un âge éphémère, vers seize, dix-sept ans, où ils ont une aura poétique. On dirait de jeunes dieux. [...] Ils n'en ont souvent pas conscience, se faisant davantage l'effet de paquets mal ficelés qu'ils essaient d'empêcher de se défaire." (p.34) (Ah, comme ils sont loin les temps de mon aura poétique ! J'en suis maintenant au charme des tempes grisonnantes voire grises.)
Un roman absolument passionnant et dérangeant, "décapant sur les non-dits et la dissimulation" est-il écrit sur la 4ème de couverture. Je suis vraiment bluffé par la concision de ce roman et le nombre de questions qu'il aborde, l'air de rien, presque légèrement. Évidemment, je suis tenté par le reste de la production de Doris Lessing, mais j'ai peur d'avoir commencé par le meilleur.