Le dernier gardien d'Ellis Island

Le dernier gardien d'Ellis Island, Gaëlle Josse, Noir sur blanc, Collection Notabilia, 2014 ....
John Mitchell est le dernier directeur d'Ellis Island, cette île, à cheval entre New York et Jersey City qui fut de nombreuses années, le centre d'accueil de tous les migrants désireux de devenir citoyens des Etats-Unis. Là, ils devaient attendre que l'administration du pays leur octroie la citoyenneté. John Mitchell écrit son journal entre le 3 novembre 1954, jour du départ du dernier immigrant et le 12 du même mois, jour de la fermeture définitive du centre. Il y est seul, et tente de faire le point sur sa vie, sur plus de quarante années passée sur l'île.
John Mitchell arrive sur cette île, jeune homme avec un rôle encore très imprécis, au début des années 1910. Petit à petit, son intelligence, son sens de l'organisation et ses compétences lui permettent de devenir directeur. Dans son journal, il remonte le cours de sa vie, parle de sa trop brève union avec Liz, de son attirance pour Nella, une immigrante sarde. Il explique également le rôle du centre d'Ellis Island, la parfois difficile prise en charge des immigrants, la difficulté pour eux de tout quitter pour un ailleurs qu'ils espèrent meilleur : "Pendant quarante-cinq années -j'ai eu le temps de les compter-, j'ai vu passer ces hommes, ces femmes, ces enfants, dignes et égarés dans leurs vêtements les plus convenables, dans leur sueur, leur fatigue, leurs regards perdus, essayant de comprendre une langue dont ils ne savaient pas un mot, avec leurs rêves posés là, au milieu de leurs bagages. [...] Apprendre, apprendre vite et ne pas se retourner. Je ne sais pas si pour la plupart d'entre eux le rêve s'est accompli, ou s'ils ont brutalement été jetés dans un quotidien qui valait à peine celui qu'ils avaient fui. Trop tard pour y penser, leur exil est sans retour." (p. 19/20).
A partir d'une réalité, Gaëlle Josse construit un roman, une fiction, seuls quelques personnages secondaires de son livre sont réels, mais elle s'est permis de leur inventer des traits de caractère. A l'aide d'une très belle écriture, classique, simple, sans faire appel à des superlatifs, des centaines d'adjectifs, elle fait naître une ambiance propice aux souvenirs. Beaucoup de sensibilité, d'empathie pour ses personnages, tant pour elle j'imagine que pour nous lecteurs. Les sentiments ne sont pas absents de ce lieu pourtant pas romantique : "Cette jeune Italienne brune et affligée avait atteint en moi des régions inconnues, de ces lieux dont l'existence reste insoupçonnable et dont la brusque découverte nous tend un miroir où se reflète un inconnu." (p.69). Ellis Island, un sas vers la liberté, vers une nouvelle vie pour des millions d'immigrants, vers le fameux rêve américain, "America, America !" est un lieu mythique, une dernière embûche avant la possibilité de recommencer à zéro. Sous la plume de Gaëlle Josse, ce lieu reste bien sûr un endroit de mélange des populations, de désinfection lorsque les migrants arrivent pleins de vermine, de conflits entre les uns et les autres, mais il est aussi un espace dans lequel tous les espoirs sont permis. John Mitchell voit les siens réduits à néant, il sait désormais que sa vie sera auprès des migrants, il deviendra un ermite à Ellis Island, au milieu d’une foule on ne peut plus cosmopolite. Ce sera son lieu-ressource.
Je découvre l’auteure avec ce roman, pourtant elle en a écrit d’autres qui ont eu de beaux échos. Un petit livre (167 pages) publié chez Noir sur blanc dans leur très belle collection Notabilia dans laquelle j’ai déjà pu apprécier Lutte des classes d'Ascano Celestini et Franz Schubert Express de Tecia Werbowski.