Iphigénie Vanderbilt

Iphigénie Vanderbilt, Eric Deschodt, Robert Laffont, 2011
Paris, mai 1968, Henri, jeune polytechnicien enflamme le cœur d'Iphigénie Vanderbilt, étasunienne étudiant la littérature française. Ils se marient, sans tenir compte des avertissements des parents des deux côtés de l'océan, emplis de certitudes et de stéréotypes les uns sur les autres. Une chronique des années 60/70 jusqu'à aujourd'hui, laissant libre cour à toutes les idées préconçues à tous les préjugés avérés ou non qu'Eric Deschodt s'amuse à relater, à confirmer ou à infirmer.
Ce qui m'a intrigué d'abord dans ce livre, c'est son titre, je me disais qu'une femme portant ce nom devait avoir une vie réjouissante à raconter. Bon, une fois mariée, elle se nomme Iphigénie Lebleu : moins exotique pour le nom, mais pas moins intéressant pour le lecteur.
A travers ses deux personnages principaux auxquels il faut ajouter leurs parents, Eric Deschodt raconte quarante ans de l'histoire franco-américaine vue par des bourgeois. Parce que c'est aussi une chronique de la bourgeoisie : ces gens-là ne se fréquentent, ne se marient et ne se reproduisent qu'entre eux. Même les parents d'Iphigénie, moins guindés, moins engoncés dans les habitudes de cette catégorie venues du fond des âges dans la vieille Europe, venant d'un pays aux usages moins vieillots n'auraient pas accepté que leur fille épouse un garçon sans avenir. Déjà, un Français, ils ont eu du mal !
Passons tout de suite aux choses qui fâchent, histoire de finir sur une bonne note : je trouve pas mal de longueurs, sur la fin notamment à ce roman. Peut-être l'auteur aurait-il dû se limiter à la période qui court de 1968 au milieu des années 80 qui fait la plus grosse partie de son livre, la plus intéressante aussi ? Le reste, les 80/90 dernières pages me semblent moins pertinentes, moins développées ; elles se lisent plus vite, voire même en passant quelques paragraphes.
Par contre, les 250 pages qui précèdent sont excellentes ! Une ouverture en fanfare avec un dialogue savoureux (un peu long peut-être, mais je ne résiste pas au plaisir de le partager) :
"- Les hommes lassent-ils autant les femmes que les femmes les hommes ? demanda Henri.
- Lasser ? fit Mathilde.
- Oui. Fatiguer, si tu préfères.
- J'aime bien "lasser", mais c'est précieux. Tu aimes les mots précieux.
- Oui. Nous parlons comme des brutes aujourd'hui. On va finir par braire, il faut réagir. J'ai failli dire : les hommes sont-ils aussi insupportables aux femmes que les femmes aux hommes ? C'était trop long : insupportable, cinq syllabes ; lasser, deux syllabes. La vie est courte, il faut aller vite. "Activité, activité, vitesse !" Ce n'est pas de moi.
- C'est de qui ?
- Napoléon.
- Encore !
- Je ne m'en lasse pas. Tu le sais bien.
- Hélas..., soupira Mathilde. Pour répondre à ta question, je ne sais pas. Je ne connais pas d'hommes. Je ne connais que des adolescents. Immatures. Tous immatures." (p.9)
Tous les dialogues qui suivent sont de cet acabit, à la fois drôles, ironiques, mordants ; par exemple lorsque Jack, le beau-père d'Henri apprend que celui-ci travaille à la DCN :
"- Qu'est-ce que c'est que cette direction des Constructions navales ? demanda Jack à sa fille.
- C'est là qu'ils dressent les plans de leurs navires de guerre.
- Ça ne doit pas les épuiser, vu l'importance de leur flotte." (p.117)
Comme le livre est beaucoup dialogué, vous comprendrez mon enthousiasme. En outre, Eric Deschodt joue sur l'antagonisme entre Français et Américains, les Français, fins et cultivés et les Etasuniens, plus directs et prosaïques. Jack est en cela un archétype de l'Américain moyen, pas très cultivé, mais ayant réussi dans les affaires, marié à une femme gréco-américaine qui lui offre ce qu'il n'a pas. L'auteur se fait plaisir à leur prêter des propos - à eux, comme à Paul et Anne, les parents d'Henri- à l'emporte-pièce pour mieux ensuite en rire, les démonter ou les démontrer. Parce que ce qui est bien également, c'est qu'Eric Deschodt ne se prive pas d'intervenir dans son roman, donnant ici ou là son avis, son analyse de la situation politique ou économique. Tout le monde en prend pour son grade, surtout les deux présidents qui englobent la plus grande partie de son roman : Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand. Sa manière de raconter la soirée du 10 mai 1981 -l'élection de François Mitterrand, je le rappelle pour les plus jeunes d'entre vous- dans ce milieu bourgeois est un régal : juste un petit extrait de ce chapitre d'une dizaine de pages qui est tout simplement extra :
"Tous déçus de Giscard, les invités de Sophie Cifonelli n'en voulaient pas tant à l'homme Mitterrand -dont ils savaient assez que les convictions personnelles étaient surtout personnelles- qu'à la proposition numéro 34 de son programme (qui en comportait cent dix) ainsi libellée :
"Un impôt sur les grandes fortunes, selon un barème progressif, sera institué..." Le même article prévoyait aussi de "surtaxer les grosses successions" ! Les morts étaient visés autant que les vivants." (p.184)
Si je ne craignais pas de faire trop long -et de perdre en route la moitié de mon lectorat, soit en tout deux personnes- je pourrais ajouter que ce roman est fort bien documenté, qu'il est plein d'anecdotes, d'histoires, de références littéraires, historiques qui donnent l'impression au lecteur de sortir de ce livre un peu plus intelligent qu'il n'y est entré (qui a dit qu'avec moi il y avait de la marge ? Pas très charitables les deux lecteurs qu'il me reste !)
Honte à moi, je n'avais jamais lu de livre d'Eric Deschodt avant ! Je ne puis donc comparer, mais ce que je puis dire c'est qu'on sent qu'il est un analyste très fin de la société, à la fois capable d'exprimer des opinions claires et de prendre de la distance pour extraire de son observation énormément de drôlerie, d'ironie, de culture et de malice.
Aux tenants d'une "bonne" littérature qui ne pourrait être que sombre, noire ou triste -j'en connais- j'opposerai tout de suite ce roman drôle, profond, extrêmement bien écrit qu'ils se doivent absolument de lire pour que leurs convictions vacillent voire s'effondrent totalement.
Merci Damien des éditions Robert Laffont. Ma neuvième lecture de cette rentrée littéraire.