Des éclairs

Des éclairs, Jean Echenoz, Ed. de Minuit, 2010
Gregor est un scientifique génial qui invente aussi vite qu'il respire. Il arrive aux États-Unis à la fin du 19ème siècle pour travailler avec Thomas Edison. Pas en accord sur les nouvelles technologies de l'époque et notamment l'électricité, ils se séparent et Gregor continue sur sa lancée des inventions toutes plus folles les unes que les autres... pour l'époque. Mais peu scrupuleux, il ne veille pas vraiment sur ses créations et d'autres en profitent pour en tirer gloire et argent. Ce livre est librement inspiré de la vie de Nikola Tesla (1856-1943) : une "fiction sans scrupules biographiques" (4ème de couverture)
Jean Echenoz a déjà écrit deux livres de ce type : Ravel, sur le musicien du même nom (excellent livre) et Courir, sur Emil Zatopek (que je n'ai pas lu) ; avec Des éclairs, il finit brillamment une trilogie sur des hommes connus. Écrit sur un mode tragi-comique, ce livre est une perle. Si j'étais vulgaire, je dirais : "Putain, quel pied !" Mais comme je suis un garçon bien élevé et que parfois ma maman lit mes billets, je vais plutôt dire : "Fichtre, quel plaisir !"
Je me suis régalé avec la langue de J. Echenoz. C'est un vrai bonheur de lecture. Des phrases somptueuses, drôles par leur construction plus que par le choix des mots :
"Cette fois, Gregor s'est levé, dirigé vers le portemanteau d'où il a décroché son chapeau melon, puis vers la porte qu'il a prise sans un mot ni la refermer derrière lui, puis vers la comptabilité pour y encaisser son solde, puis vers la rue en se demandant ce qu'il va faire après ce mauvais coup." (p.25)
Je pourrais vous citer également le chapitre 9 dans lequel Jean Echenoz raconte la naissance de la chaise électrique : je ne sais si l'anecdote -pour ceux qui ont le malheur d'y passer, c'est probablement plus qu'une simple anecdote- est véridique, mais l'intérêt réside dans la manière de nous narrer ce fait : irrésistible ! Sauf probablement pour William Kemmler, le premier condamné à être exécuté de la sorte.
Revenons un peu à Gregor avant que je n'utilise tout les superlatifs que je connais pour qualifier le travail de l'auteur. Gregor ne vit que pour et par ses inventions : totalement inadapté à la vie en société (exceptée la bonne société qui peut financer ses faramineux projets), bourré de tics et d'habitudes, ayant une très haute opinion de lui-même, tout à fait conscient de sa valeur, il ne remarque pas les regards énamourés des femmes. Parce qu'en plus il est grand et beau :
"Pas mal de femmes, justement, se trouvent là : nombre d'épouses mais aussi des indépendantes qui, jugeant Gregor à leur goût, roulent vers lui des regards veloutés, retenus mais candidats -les regards des épouses sonnant dans la même clef bien que sur un moindre vibrato. Hélas pour elles toutes, parmi les torsions de son caractère Gregor semble peu enclin au contact physique, l'évitant moins par hygiène que par crainte -rien n'égalant en épouvante celui des cheveux, aussi redoutables que, pour tout le monde sauf lui, celui des fils électriques dénudés." (p.89)
En 175 pages, Jean Echenoz réussit l'exploit de raconter la longue vie de Gregor -presque 90 ans- sans jamais nous ennuyer, bien au contraire, même lorsqu'il parle électricité. Et croyez-moi si vous voulez, je bricole un peu chez moi pour remettre la maison en état (isolation, peintures, tapisserie, pose de sols, ... -je prends pas cher, si vous avez besoin !), eh bien, s'il est un domaine auquel je ne touche pas d'abord et avant tout parce que je n'y comprends rien c'est bien l'électricité. On m'a expliqué dix fois. Dix fois j'ai compris. Dix fois j'ai tout oublié étant incapable de ré-expliquer le moindre branchement. Je ne dis pas cela pour étaler ma vie privée ni mes piètres exploits électriques, mais simplement pour vous dire que malgré ma réticence à ce domaine pour moi totalement abstrus -je fais mon fier avec ce mot, mais en fait, je ne le connaissais pas avant de lire la page 88, et comme je le trouve bien, je m'en sers moi aussi. Y'a pas de raison-, je n'ai jamais eu la tentation de passer une seule page de ce livre.
Je m'emballe, je m'emballe, je sais, mais là, croyez-moi, c'est pour la bonne cause, ou plutôt pour l'excellente Littérature !
Un bouquin extra -si vous ne l'aviez pas saisi- que vous ne pouvez donc pas éviter.
Dasola l'a lu aussi. Interlignes au interrogé l'auteur.