Lettre ouverte à celle qui dévorait les hommes avec leur consentement, Jacky Essirard, Le Réalgar, 2019
Un homme écrit à la femme avec laquelle il a partagé des nuits et des journées d'amour, sans sortir de la chambre. Des moments où chacun se découvre au propre et au figuré. Il se plie aux désirs de cette femme qu'il aime.
C'est un très beau texte, poétique, sensuel, davantage une nouvelle qu'une lettre à une amante adressée. L'amour, la petite mort, la mort. Tout, il raconte tout. "Jamais rassasiés, nous explorions nos corps à la recherche de carrefours érotiques, d'angles inconnus, de portes magiques ouvrant sur le jardin des délices. Doigts et langues en action nous provoquions chez l'autre des vagues de chaleur, une respiration haletante. Toute la peau était en effervescence." (p.9)
Ode à l'amour physique, aux étreintes, à l'union des corps. Une autre belle découverte dans la collection Lettre ouverte du Réalgar dont je ne peux pas dire plus, pour ne rien dévoiler et pour laisser à chacun le plaisir de lire les mots de Jacky Essirard.
Le passage du Gois est le chemin submersible qui relie l'île de Noirmoutier au continent. Recouvert à marée haute. Découvert à marée basse et découverte d'une victime attachée à l'un des refuges du passage. Un jeune homme, étudiant sans histoire, noyé au rythme de la marée montante.
C'est Axel Monge capitaine de police fraîchement arrivé à Nantes qui est chargé d'enquêter. Il devra aussi tenter d'élucider le meurtre d'un dealer d'un quartier chaud de Nantes, là où il n'est pas le bienvenu. Un flic dans les quartiers, ça se voit de loin.
Je ne connaissais pas Jérôme Zolma, mais il en est à son quinzième roman dont certains déjà avec Axel Monge. C'est un flic qui la joue souvent en solo et aux limites des procédures mais souvent du mauvais côté, celui qui génère des remarques voire des sanctions de sa cheffe. Néanmoins ses méthodes permettent à l'enquête de faire des bonds ou de se mettre sur le bon axe.
Très bon polar avec des intrigues qui vont se recouper comme de bien entendu, mais rien d'artificiel, tout coule naturellement. En plus d'être un flic qui fonctionne à l'instinct, Axel Monge fait des constats, pas toujours agréables à lire, mais sans doute vrais en grande partie : "Toi aussi tu verses dans le délit de sale gueule." lui dit son collègue Jipi. "Les nations s'étaient spécialisées : l'Amérique du Sud gérait la coke, le Maghreb, le cannabis et les ressortissants de l'Est appréciaient les escroqueries de tout poil, dont les entourloupes numériques. Quant à nos amis asiatiques, ils étaient familiers des contrefaçons. Les Corréziens traficotaient le cèpe, les Lotois la truffe et les Suisses quant à eux, conservaient la main-mise sur la délinquance financière qui rapportait bien plus que tout le reste réuni et demeurait nettement moins réprimandée." (p.129)
Tout cela est bien mené, une pointe d'humour, des dialogues bien pensés, des descriptions des lieux, personnages ou situations dans une écriture fluide, parfois orale, c'est Axel Monge qui est le narrateur. A l'occasion, je remonterais bien dans la vie d'Axel et lirais très volontiers ses aventures précédentes.
Aloys Weber, richissime chef d'entreprise franco-suisse décide de fêter ses 70 ans sur l'île de Stiriben, en Bretagne. Ses cinq enfants et ses 3 petits-enfants arrivent chacun leur tour, pas très enjoués à l'idée des réjouissances familiales. Alors qu'ils ne sont pas encore tous arrivés, le cadavre d'Aloys est retrouvé. Le casse-tête des deux flics venus de Rennes commence : Aloys Weber a tellement manipulé, manigancé que tout son entourage a au moins une bonne raison de vouloir sa mort. Lorsque d'autres membres de la famille sont victimes d'attaques, le mystère s'épaissit encore davantage.
Summer blues est le premier roman de Julie Pabout-Grobe. Roman dense, un peu long sur la fin, sur la partie résolution des énigmes, mais que je n'ai pas pu lâcher tant il est fouillé et très bien écrit. Il vaut mieux d'ailleurs ne pas décrocher pour ne pas se perdre. Ce qui prime ce sont les relations entre tous les personnages. L'autrice a dessiné des portraits très nets. Ils vont tous passer par différents états. Certains avec la certitude et l'arrogance propres aux hommes et femmes qui ont réussi, qui ont de l'argent et une famille qui compte, dont on parle dans les milieux chics et d'affaires et qui, devant la mort et la violence qui s'abat, perdent de leur superbe. Julie Pabout-Grobe a finement travaillé les relations familiales, les liens créés dans le passé ou la distance prise dès l'enfance, qui s'exacerbent dans la difficulté. C'est vraiment très bien fait, et les plus forts ne sont pas forcément ceux qui le paraissent le plus. C'est fin, cynique, décortiqué et étudié à la loupe.
Pour une entrée en littérature policière, l'autrice commence très fort. J'aime beaucoup ces romans dans lesquels les groupes se déchirent, se soutiennent tout en se soupçonnant tous plus ou moins, se jalousent, règlent leurs compte entre eux, espèrent encore de la reconnaissance ou de l'amour d'un père manipulateur -et sont souvent déçus. Voilà, il y a tout cela dans Summer blues, plus les histoires de gros sous, plus des à-côtés sordides liés aux affaires pas très nettes ni légales du patriarche ou à l'image qu'il faut donner... Ah les conventions sociales...
Le Karma du conservateur, Alain Forest, L'Asiathèque, 2022
"Années trente au Cambodge. Un jeune couple de Français vient s'installer dans le pays, lui pour œuvrer à la Conservation du patrimoine archéologique, elle pour mener des recherches ethnographiques dans les villages. Leur relation se dégrade rapidement à mesure que leurs préoccupations respectives les éloignent et qu'une jalousie maladive envahit Daniel, le jeune archéologue. Entre ambitions divergentes et amours contrariées, l'affaire tourne au tragique : Daniel est retrouvé mort dans des circonstances qui restent mystérieuses." (4ème de couverture)
L'histoire du couple qui se délite n'est pas une nouveauté, mais ce qui rend celle-ci particulièrement originale, c'est le contexte cambodgien au temps du Protectorat français. Et l'on sent que l'auteur maîtrise son sujet, qu'il s'est documenté -il est professeur émérite de l'Université Paris-Diderot- et surtout qu'il sait le restituer dans ce très beau roman qui invite au voyage et à la découverte d'Angkor. Je me suis régalé, non point des mésaventures de Daniel et Julie, mais des paysages, des descriptions des sites angkoriens, des visites des temples plus petits et éloignés des routes touristiques, des trésors architecturaux. Bref, le contexte géographique est beau. La politique des Français en poste est décrite comme bienveillante et paternaliste, mais elle est en train de changer avec la nomination d'un résident (qui encadre et surveille le gouverneur cambodgien) aux méthodes plus brutales. Ce sont aussi ces deux visions du Protectorat qui s'opposent dans ce livre et les prémices de l'indépendance du pays. C'est très bien fait, tout est subtilement amené, et l'air de rien, le lecteur s'enrichit et s'instruit.
Et puis, il y a les personnages, Daniel et Julie en tête, mais aussi les autres Français en charge des restaurations des monuments ou en travaux de recherche de la civilisation khmère. Et les autochtones, parfois serviteurs, d'autres fois aux fonctions plus en lien avec le travail sur les sites archéologiques et le Gouverneur. Des relations se créent, des amitiés, des inimitiés.... Et le jeune couple de se déchirer sur fond de jalousie. Alain Forest évoque aussi les croyances cambodgiennes et notamment le bouddhisme theravâda avec des bouts de coutumes et croyances plus anciennes locales dedans.
J'ai également beaucoup aimé la réflexion autour de la beauté, lorsqu'un collègue de Daniel, provincial, évoque sa presque déception à voir en vrai Notre-Dame de Paris qu'il avait beaucoup vue en photos, et finalement habitant à Paris, il la voit tous les jours : "La première fois importe peu. Ce qui est vraiment beau, c'est ce dont on ne se lasse jamais et qu'on découvre encore plus beau d'un jour à l'autre." (p.66) Ainsi que celle sur le pillage des lieux sacrés qui ont alimenté les musées occidentaux et l'affaire Malraux qui dans ces années-là ne s'est pas privé de tenter de rapporter des vestiges. Vous l'aurez compris, c'est un excellent roman que Le Karma du conservateur, comme toujours chez L'Asiathèque.
Gisèle, après une vie de travail à l'abattoir est à la retraite. Soixante-quatre ans. Pavillon triste, dans une petite ville bretonne pas forcément plus joyeuse. Veuve, mari décédé du cancer. Seule. Son fils Jean-Marc ne vient presque plus. Lui, la trentaine, toujours pas rangé. Gisèle, elle, n'a pas oublié, lorqu'il était mineur, les multiples trajets jusqu'à la gendarmerie pour aller le chercher. Et là, ça recommence. Tout cela parce qu'un jour, après l'irruption et la fouille brève du grenier par Jean-Marc, deux types sont passés chez elle et l'ont menacée. Elle doit retrouver son fils et leur dire où il est.
Chez In8, on fait des romans, mais on fait aussi dans la nouvelle noire, la collection Polaroïd. Et dire que cette collection est excellente est un euphémisme. C'est dans celle-ci que j'ai déjà lu Denis Flageul, avec Pêche interdite. Changement de décor, même si la Bretagne reste présente.
Elle est attachante Gisèle. Une vie de labeur pour en arriver à une retraite morne. Pas de rêve. Pas les moyens. Plus de fils ou si peu. Des amis ? Même pas. Gisèle, elle clape pas dehors et elle aurait pas dû ouvrir, non pas à la rouquine carmélite, mais aux deux types qui vont l'entraîner dans une histoire noire avec flingue et poursuites. L'écriture de Denis Flageul est sèche, va au plus direct. Pas de temps mort, la vie de Gisèle augmente de rythme. Un court polar drôlement bien mené. Très réaliste, car il parle de gens qu'on croise, qu'on connaît, dans des situations -hors l'intrigue noire- quotidiennes, habituelles. J'aime ça lorsque le polar, le noir s'immisce dans la normalité, surtout lorsque c'est aussi bien fait que cela.
Et puis, il y a toute la partie où Gisèle prend conscience que sa vie est sinon ratée au moins pas vraiment idyllique et que c'est le lot de pas mal de petites gens. Sa belle-fille et son petit-fils aussi : "Elle se refusait à se figurer Karine et Julien dans quelques années. Mais en même temps elle ne pouvait pas s'empêcher d'y penser. Comme si elle savait qu'on s'engage toujours dans les mêmes ornières, qu'on est tous entraînés par le même torrent. Karine et Julien et avant Gisèle et Jean-Marc." (p.37)
Tout cela dans un petit livre avec en plus une bonne tête de chien sur la couverture, c'est tentant, n'est-il pas ?
Piqûres d'âme, Samuel Leproust, Ouest-France, 2022
Eric Mathieu, riche industriel engage Gilbert Massonnet, ex-acteur, en tant qu'aide à domicile pour sa grande-tante Madeleine, 89 ans qui vit seule dans sa grande maison. Il a été élevé dans cette maison à la mort de ses parents avec son frère Dominique, disparu à 16 ans, en 1983, sans laisser aucune nouvelle.
Eric sent que sa tante décline ainsi que ses souvenirs et que s'il veut comprendre la disparition de Dominique, c'est le dernier moment. C'est le rôle assigné à Gilbert Massonnet : activer et solliciter la mémoire de la vieille femme et tenter de retrouver les raisons de la disparition de Dominique. Gilbert commence par se faire accepter de Madeleine et ses investigations le mèneront sur des chemins inattendus.
Voilà un bon roman noir, policier, d'ambiance, toutes les mentions sont utiles donc à ne point rayer. Gilbert Massonnet, loin d'être un enquêteur chevronné et qualifié, va révéler des dons de persuasion, de ténacité et de perspicacité pour creuser la vie de Madeleine et les relations familiales. Icelles sont finement analysées. Samuel Leproust s'intéresse à l'humain, les personnes qu'il décrit sont au centre de son livre. Il parle des violences intra-familiales, du difficile passage de l'adolescence et plus particulièrement de celle des jeunes qui souffrent de l'absence des parents. Je travaille avec des jeunes séparés de leurs parents, parfois depuis longtemps, et je trouve que cette partie du livre sonne juste. Samuel Leproust évite les écueils : pathos ou tous des délinquants. C'est franchement bien vu.
J'ai beaucoup aimé ce roman assez dense, très bien écrit, qui ne va pas forcément là où on s'attend qu'il aille. Original, très loin du déjà-lu-déjà-vu. Ça fait un bien fou de lire une histoire bien menée, originale jusqu'au bout, qui ne cède pas à la facilité tout en étant assez positive, accessible à un large lectorat qui, comme moi, n'hésitera pas à le diffuser et à conseiller sa lecture.