Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les âmes et les enfants d'abord

Publié le par Yv

Les âmes et les enfants d'abord, Isabelle Desesquelles, Belfond, 2016....,

Déambulant à Venise, voulant entrer dans la basilique, une femme découvre là, sur le sol, un paquet de chiffons ressemblant à une forme humaine. C'est une mendiante, en plein froid, seule, une main paume ouverte sort de ce tas de guenilles. La visiteuse qui elle tient la main de son jeune fils ne pourra se défaire de cette image de la misère et trois ans plus tard c'est elle qu'elle invoque, cette mendiante lorsqu'elle écrit ce texte. Elle est revenue dans sa ville, a repris ses habitudes notamment celle d'emmener son fils à l'école, et comme dans chaque grande ville, quotidiennement, elle se heurte aux SDF, aux mendiants. C'est à cette mendiante de Venise qu'elle s'adresse directement, l'appelant Madame.

Ce texte ne ressemble pas à un roman, on imagine très bien Isabelle Desesquelles avoir rencontré elle-même la mendiante de Venise et tous les autres ensuite, dans sa vie quotidienne. Mais de fait, nous sommes tous confrontés à la rencontre de la misère dans nos rues. Comment réagissons-nous ? Comment cette misère étalée devant nos yeux, devant ceux de nos enfants nous touche ? Quelles sont nos stratégies, nos excuses pour ne pas donner d'argent ou pour ne pas voir ces gens qui mendient ?

Ce qui est bien dans ce texte, c'est que la narratrice ne se barde pas d'excuses, elle n'a pas d'indulgence pour elle-même : "Sur la pauvreté, je n'en sais ni plus ni moins que les autres. Je l'ai croisée, je ne l'avais pas remarquée ou alors c'était sans rien y trouver de remarquable, je ne m'y arrêtais pas. Avec moi, l'angélisme n'est pas de mise ; quand un mendiant me réclame une somme précise, je la convertis en francs et l'envie de lui donner me passe aussitôt, si tant est que je l'ai eue." (p.17) C'est aussi ce qui ne met pas à l'aise, car avouons-le, tous nous avons été -et le sommes encore sûrement- gênés devant la mendicité : donner ? ne pas donner ? pourquoi à cette personne et pas à l'autre ? Pour finalement ne donner à personne. Isabelle Desesquelles ne donne pas de réponse, évidemment, elle ne juge pas, elle se pose exactement les mêmes questions. Son texte est un cri de peur, de désespoir, d'impuissance, de désarroi, de mal-être. Elle doit tous les jours répondre aux questions de son enfant et penser à son avenir qu'elle imagine plus sombre que nos jours actuels. Alors, elle en appelle à la littérature parce que c'est son moyen de se ressourcer, de réfléchir, de tenter de comprendre le monde : Andersen et La petite fille aux allumettes, Emily Brontë et son poème, Ce n'est pas une lâche que mon âme et surtout Victor Hugo et Les Misérables dont certains passages reproduits dans ce livre sont cruellement actuels, bien qu'écrits il y a plus de 150 ans.

Et la narratrice de poursuivre sa réflexion qui part dans beaucoup de directions, comme nous le ferions nous-mêmes : la richesse mal partagée et ces robes qui valent le prix d'une maison, ces voitures de luxe qui tardent à être livrées tant il y a de demande, alors que devant les devantures des revendeurs des SDF font la manche, ces gens bourrés de pognon qui ne pensent qu'à s'acheter la dernière paire de chaussure à la mode parce que "Il faut bien s'habiller, non ? La loi l'impose. Nue, on va en prison" (p.49, réponse d'une riche héritière non citée à un journaliste), ... Dans un court chapitre qui débute par un "Elle est où l'humanité ?", beaucoup de phrases choc, des évidences à dire et redire, à asséner pour ne pas devenir insensible et "habitué" à la misère : "Quand il s'agit de vous porter secours, on n'a rien dans le ventre. Elle est où, l'humanité, dans la blonde qui rallie les suffrages avec des éructations en guise de programme : "Combien de Mohamed Merah dans les bateaux et les avions qui arrivent chaque jour en France ?" Au même moment, un Afghan, un Syrien, un Somalien, un Kurde, un du monde entier coule à pic au large des côtes européennes." (p.50/51)

Je vais m'arrêter là mais je pourrais continuer de longues lignes encore, tellement ce texte est bouleversant et dérangeant, il vient nous titiller sur nos points faibles, sur notre part d'humanité sans jamais nous juger, juste nous questionner. Un livre court (110 pages) et fort intelligent que je vous recommande très chaudement.

Commenter cet article
S
Quel texte ! Quel talent !
Répondre
Y
Exact, merci merci, je rougis... mais pardon, c'était peut-être pour l'auteure... ?
A
Ce que je crains avec ce genre de lecture : le mal de tête ;-)
Répondre
Y
A force de réfléchir à nos pratiques personnelles ? Sans doute, mais tu peux aussi te laisser porter par la beauté du texte
Z
Il me semble l'avoir noté. En tout cas merci pour la piqûre, car c'est un livre que j'aimerais beaucoup lire
Répondre
Y
Il le mérite
V
Je suis tout à fait d'accord avec toi, il dérange, ce texte. Il nous met face à un miroir et on n'a pas forcément envie de voir ce reflet-là. Mais quel beau texte!
Répondre
Y
C'est exactement cela
J
Je ne serais pas aller naturellement vers ce livre. Merci pour cette chronique
Répondre
Y
Un petit livre après un gros pavé, ça fait du bien...
A
Je l'ai feuilleté hier en librairie, sans trop savoir ce que c'était ... fiction, non-fiction .. réflexion. Tu m'éclaires ce matin. Sujet brûlant, des SDF j'en croise tous les jours une bonne vingtaine qui tous réclament de l'argent. On ne trouve jamais l'attitude juste. D'ailleurs c'est quoi l'attitude juste ?
Répondre
Y
En voilà d'une autre bonne question ? Y en a-t-il une attitude juste ?