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J'étais la terreur

Publié le par Yv

J'étais la terreur, Benjamin Berton, Christophe Lucquin, 2015..... 

Roman écrit du point de vue de Chérif Kouachi, l'un des deux frères qui ont massacré la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015. L'auteur imagine qu'il s'est caché dans la forêt pendant quatre mois et qu'il a pu ainsi échapper à l'arrestation et se refaire une nouvelle vie sous une autre identité. Quatre ans après l'attaque terroriste qu'il a menée, toujours hanté par icelle, il raconte sa vie, son enfance, ses fréquentations, sa rencontre avec la religion, avec les extrémistes jusqu'à l'action ultime et indéfendable.

Nul doute que ce roman divisera. Ceux qui pensent qu'il ne fallait pas l'écrire, que c'est trop tôt après la tragédie ou qu'on ne peut pas écrire de roman sur des faits aussi tragiques qui ont touché tant de personnes et ont recréé une unité républicaine (assez courte malheureusement) et ceux qui le liront et qui pourront donc justifier leur avis. De fait, je peux comprendre ceux qui refuseront de le lire, mais rien dedans n'est une excuse aux actes commis, le narrateur explique assez froidement comment un garçon qui est orphelin à treize ans, balloté de foyers en familles d'accueil peut à un moment prendre une mauvaise direction sans y croire totalement, par besoin de sécurité, de reconnaissance, par peur de la vie. Je ne sais pas si Benjamin Berton s'est documenté pour raconter la vie de Kouachi ou s'il l'a en partie inventée, ce que je sais c'est que tout est crédible et ressemble à ce que racontent certains de la manière dont ils ont été embrigadés. L'écriture est très soignée, très belle -ce que certain critique reproche à l'auteur : "Devenu sous la plume de Berton, un adepte de la narration au passé simple et du langage châtié, on pourrait croire que Kouachi est passé des centres d'entraînement d'Al-Qaida aux séminaires de la baronne de Rotschild" (Thomas Rabino)-, comme si Kouachi, en tant qu'orphelin et jeune banlieusard d'origine maghrébine devait absolument s'exprimer en langage de banlieue ne connaissant ni la syntaxe ni la grammaire.

J'insiste donc sur cette écriture élégante et soignée qui permet d'entrer profondément dans la pensée du narrateur. Chaque chapitre est précédé d'une citation du Cantique des oiseaux, de Farid ud-Din, un recueil de poésies mystiques du XII° siècle. J'ai été happé dès le début et un peu surpris, car je m'attendais à un roman plus dur, plus violent. Or, il est surtout question des interrogations de cet homme devenu un autre, quatre ans après la tuerie qu'il a perpétrée. A tel point que nous-mêmes, lecteurs nous interrogeons sur la difficulté à faire naître et garder en tout homme l'essentielle question de l'humanité, du respect d'autrui, sur les moyens à mettre en œuvre pour contrer les intégristes religieux qui enrôlent des jeunes gens en plein doutes, ... il y a longtemps que je ne m'interroge plus sur les religions, je les trouve nuisibles. Personnellement, ce roman me pose beaucoup de questions sur l'éducation, le devenir des enfants aux parcours difficiles, notamment les enfants placés en foyers ou famille d'accueil, si souvent perméables aux modes et aux discours extérieurs, plus parlants pour eux que les règles élémentaires de la vie dans une famille ou un lieu qu'ils n'ont pas choisis*.

Cette beauté de l'écriture n'est pas au service d'une quelconque dédiabolisation des frères Kouachi, jamais nous n'oublions qui parle. Jamais nous ne pouvons excuser les actes ni d'ailleurs jamais le Kouachi de Benjamin Berton ne le demande : "Est-ce que je fais amende honorable ? Au risque de décevoir, ce n'est pas aussi simple. Nous sommes la succession de nos actes, leur somme et leur multiplication. La soustraction ne fait pas partie de l'ordre de nos passions. Vous pouvez vous couper un doigt, une jambe ou les cheveux mais pas des épreuves, des joies et des peines qui ont fait de vous l'homme que vous êtes à présent." (p.49/50)

Un thème pas évident à traiter, qui attirera les regards et les critiques, un personnage complexe fort bien décrit par Benjamin Berton, des questions qui restent en suspens, tout cela servi par un texte haut de gamme, jamais sans doute la maison Lucquin n'aura porté son exergue aussi bien : "De l'audace. Du piquant. De la littérature."

PS : la bande-son du livre est écoutable et téléchargeable ici

*suite au commentaire d'Elektra -merci à toi- je préfère apporter ici un éclaircissement : lorsque je parle de perméabilité des jeunes aux parcours difficiles, je ne parle pas forcément de l'intégrisme religieux, car les Français partis se battre au nom d'une religion sont plutôt des jeunes issus de familles classiques, mais de toutes les modes qu'elles soient vestimentaires comportementales, langagières, ... Loin de moi l'idée de stigmatiser ces enfants, au contraire, je travaille avec eux quotidiennement et leur faire comprendre règles et limites est un labeur de tous les jours et, lorsque l'on pense y être parvenu, eh bien non, il faut tout recommencer... mon souhait le plus fort est qu'ils puissent être vus pour ce qu'ils sont et non pas à travers ce qu'ils ont vécu ou vivent encore. Si j'ai pu choquer ou provoquer des mauvaises interprétations, j'en suis désolé.

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S
C'est effectivement hyper gonflé dis donc, l'auteur a du l'écrire très vite et l'éditeur le publier aussi vite. Donc si je comprends bien c'est un roman d'anticipation d'une certaine manière ? <br /> <br /> J'aime l'idée d'adopter un langage relevé même pour faire parler un délinquant, Manfredi m'a exaspérée en justifiant l'inverse. Après, je ne sais pas si je le lirai non plus, je suis assez mal à l'aise avec cette idée de se mettre dans la tête des tueurs et des barbares, même si la vie n'est que causalité, et que ça permet de comprendre à défaut de pardonner.<br /> <br /> Ton éclaircissement n'était pas nécessaire, à aucun moment, on ne peut penser que tu suggères qu'un enfant qui passe en foyer n'a aucune chance de devenir quelqu'un de bien.<br /> <br /> J'aime ton regard sur ce livre dont étrangement je n'ai pas l'impression qu'on en ait beaucoup parlé.
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Y
J'ai préféré faire cet éclaircissement pour éviter toute confusion, je comprends tout à fait la réaction d'Elektra, qui me dit bien également qu'elle ne me prête pas de mauvaises pensées sur ces enfants, mais je préfère anticiper ceux qui me liraient et qui seraient virulents. <br /> Le livre sort tout juste aujourd'hui et l'éditeur est tout petit d'où sa difficulté à être perçu dans les médias, ce qui est fort dommage car il publie de fort bons livres. Étrangement celui-ci n'est pas violent du tout bien qu'il se base sur un fait qui l'est éminemment . Quant à cataloguer les jeunes de banlieue par leur langage, je trouve cela très réducteur et ceux qui les décrivent comme cela dans leurs livres cachent ainsi ds faiblesses stylistiques, usent de facilités...
A
Un parti-pris éditorial audacieux.
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Y
Oui et qui j'espère paiera...
E
ce qui m'interroge c'est l'idée de base qu'un enfant "placé" en famille d'accueil ou foyer à l'enfance finira forcément par faire des bêtises ou se faire embrigader .. C'est encore les juger fragiles et incapables de pouvoir devenir une personne responsable. <br /> <br /> Dans les faits, sur les centaines de jeunes partis ou voulant faire le djihad en Syrie, la majorité viennent de familles "normales", la plupart bien franchouillardes, ou alors aimantes et pas du tout branchées religion... Ils n'ont jamais connu foyer d'enfance ou famille d'accueil.<br /> Comme ceux qui finissent dans les mouvements sectaires, d'ailleurs.<br /> <br /> La très grande majorité des enfants passés par là (je suis assez bien placée) finissent par avoir une vie normale, je veux dire par là qu'ils ne versent pas dans la violence ou le terrorisme. <br /> Bref, une réaction sur le vive - désolée - mais la stigmatisation de ces enfants ne les aide pas même si je sais très bien que tu te poses les questions en toute bonne intention ! L<br /> <br /> Je partage ton avis sur le style d'écriture (lire tout un roman en langage "banlieue" et réduire ainsi une personne niet).
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Y
Electra, j'écris cela en connaissance de cause également, ce n'est que de l'expérience personnelle et partagée... les jeunes enfants accueillis en famille d'accueil ou en foyer sont comme je le dis plus perméables aux discours extérieurs, mais lorsque j'écrivais cela je ne pensais pas à ceux qui partent en guerre sainte, mais plutôt à toutes les modes... J'ai sans doute été maladroit dans mon propos, je vais voir ce que je peux améliorer pour ne pas prêter à confusion. Loin de moi l'idée de stigmatiser ces enfants, au contraire, je les connais, je travaille avec eux et j'aimerais tant qu'ils soient acceptés pour ce qu'ils sont et non pas vus pour ce qu'ils ont vécu, vivent...
K
N'aurait-il pas été possible d'écrire le même livre, mais avec un attentat (puisqu'il y en a ) qui soit imaginaire? Toi qui as lu le livre, qu'en penses-tu, était-ce possible sans enlever de sa force?
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